Prix Renaudot de l’Essai en 2021, cette édition de poche de Dans ma rue y avait trois boutiques, livre d’Anthony Palou devrait ravir les nostalgiques d’un passé récent où les voisins s’appelaient quincaillier, boucher ou torréfacteur. Un vibrant plaidoyer pour les petits commerces. Et un certain mode de vie.
« Dans ma rue y a deux boutiques », chantait Charles Trenet. « Dans ma rue y avait trois boutiques », écrit Anthony Palou.
Un changement de temps et de conjugaison qui dit entre les lignes, 80 ans de l’histoire sociale et urbaine de la France. Dans ce bocal de confiseries que constitue ce petit ouvrage, où l’on plonge la main à l’aveugle dans de multiples petits textes, l’auteur nous invite à nous souvenir, ou à imaginer pour les plus jeunes, un monde où la rue était un lieu d’aventures, de rencontres, et de petits bonheurs. Sous sa plume autobiographique, renaissent ces belles façades, celles de Quimper, de Nantes, de Paris, où trônent souvent sur le pas de porte un patron ou une patronne qui attendent le client, qui vous attendent.
À ceux que le qualificatif d’« Essai » rebuterait, on peut leur dire que ce livre n’a rien d’une analyse sociologique documentée, argumentée, chiffrée. S’il y a essai c’est plutôt une tentative (réussie) de faire revivre le passé, muni d’un micro trottoir, d’un appareil photo emprunté à Doisneau, Boubat, Ronis, ces photographes humanistes qui arpentèrent les rues de Paris et de la province en quête de ces gens de peu qui font tant. Cela sent bon la laine, le vin chaud, le papier. On déambule dans les rues, ruelles ou faubourgs et on part à la rencontre d’êtres en voie de disparition. Un pharmacien, Frédéric, nous raconte les anecdotes et les peurs de sa profession sur cette avenue de La Motte-Piquet, la mercière Marcelle initie le petit Anthony à l’art du canevas, la papeterie de Mme Le Goff diffuse un merveilleux parfum de colle. Surtout il y a les rencontres avec tous ces commerçants, que l’on appelle désormais commerces de bouche, car il faut bien l’admettre, l’auteur a un goût certain pour la cuisine, pas forcément celle des quinze étoiles au guide Michelin mais plutôt celle des arrières-cuisines, des bistrotiers qui respirent le terroir, la province. Et n’allez pas lui parler de régime végétarien, ou de régime tout court. À l’aide de quelques phrases bien balancées, non dépourvues d’ironie, il tance ces nouveautés à la mode, n’hésitant pas à laisser entendre entre les lignes la petite musique de « c’était mieux avant ».
Anthony Palou donne alors souvent la parole à des bouchers, charcutiers, parfois depuis trois générations comme cette famille Jeusselin de la rue Cler qui dit tout de la transformation d’une rue vivante passant de quatre charcutiers, six bouchers, deux tripiers, deux poissonniers, deux marchands de journaux, une mercière, une bonbonnière à des brasseries toutes identiques. Un inventaire à la Prévert ou à la Pierre Bonte, ce journaliste amoureux des villages et de leurs habitants. Un inventaire de la nostalgie.
Comme nous plongeons ensemble notre main dans le bocal à gourmandises, les yeux fermés, on trouve un délicieux mélange de petits textes, qui nous renvoient à ce passé regretté. Certains rappellent la petite histoire : « Le 36 quai des Orfèvres a été construit sur un marché de volailles et c’est ainsi qu’on appela les flics, les poulets ».
D’autres une poésie discrète :
« Lorsque tombe le soir, ce que l’on cherche dans les bouillons, c’est un peu de tiédeur humaine, un peu de blanquette de veau. Du Maigret. »
Il cite souvent Céline, Paul Morand, évoque Proust ou Pagnol ces auteurs du siècle passé dont il garde certainement le gout du style, de la phrase bien faite en quelques fulgurances stylistiques qui ravissent le lecteur :
« Les cochons comme les vaches, comme les poules, comme le coq, se lèvent toujours à l’heure afin de lécher la fraîcheur de l’aube ».
Anthony Palou écrit qu’il aurait aimé être pharmacien pour dire tout : « Le petit commerce ou la comédie humaine », ce qui en lisant cet ouvrage se révèle être du pareil au même. En écrivant ce livre, il est devenu ce pharmacien espéré en nous laissant cependant dans la bouche un petit goût de madeleine de Proust. Ou plus sûrement de Mistral Gagnant, ces petits bonbons qui pétillaient longtemps sous la langue.
Dans ma rue y avait trois boutiques d’Anthony Palou. Éditions Presses de la Cité. Pocket (mai 2023). Prix Renaudot de l’essai 2021. 140 pages. 7 €.