En un peu plus d’un demi-siècle, le Festival international de la bande dessinée d’Angoulême (FIBD) est passé du statut de belle fête charentaise à celui de lieu central de la BD francophone et européenne. Professionnels, éditeurs, journalistes, lecteurs, collectivités publiques en ont fait un « bien commun ». Un espace où se montrent les œuvres, se signent les livres, se négocient les traductions, se distinguent les carrières. C’est précisément parce que ce festival est devenu un outil collectif qu’il se retrouve aujourd’hui au cœur d’une crise très politique. Qui a le droit de le piloter, au nom de qui, avec quelle transparence et pour quels bénéfices ?
La décision de l’Association du FIBD, début novembre 2025, de reconduire la société privée 9eArt+, délégataire depuis 2007, a agi comme détonateur. De nombreux auteurs et plusieurs organisations professionnelles jugent que cette reconduction, opérée à l’issue d’un appel d’offres dénoncé comme opaque, revenait à prolonger un modèle de gouvernance déjà contesté. D’où la multiplication des appels au boycott de l’édition 2026 et une pétition « Désertons le FIBD d’Angoulême » qui a rassemblé en quelques jours plusieurs milliers de signatures, appuyée par des lauréats du Grand Prix et par des collectifs comme le STAA CNT-SO ou MeTooBD. L’idée est claire. Sans les auteurs, le festival perd sa substance.
Cette colère ne surgit pas de nulle part. Depuis plusieurs mois, la gestion de 9eArt+ est critiquée pour son manque de transparence, pour une dérive jugée trop commerciale, et surtout pour la façon dont a été traitée l’affaire de la salariée licenciée après avoir déposé plainte pour viol lors de l’édition 2024. Ce dossier a installé un doute éthique durable. Pour beaucoup d’auteurs, on ne peut pas parler de « fête de la BD » si, dans le même temps, la structure qui l’organise ne donne pas de garanties solides sur la protection des personnes, sur la lutte contre les violences sexistes et sexuelles et sur une gouvernance claire.
Le fait nouveau de l’automne 2025 est l’alignement de figures très reconnues du neuvième art. Vingt lauréats du Grand Prix – c’est-à-dire des auteurs consacrés par le festival lui-même – demandent désormais le départ de Franck Bondoux et la sortie de 9eArt+ du dispositif, parlant d’un festival « en danger de mort ». Ils estiment que l’événement accumule « scandales, erreurs de communication et opacité » et qu’il faut « tourner la page » pour retrouver les valeurs qui ont fait la réputation internationale d’Angoulême. Cette prise de position rend politiquement plus difficile, pour l’association organisatrice et pour les financeurs publics, de faire comme si de rien n’était.
Quand les grands éditeurs claquent la porte
La mobilisation des maisons d’édition a changé l’équilibre du rapport de force. Les principaux groupes du secteur – de Média-Participations (Dargaud, Dupuis, Le Lombard, Kana, Urban Comics) à Glénat, Delcourt, Casterman, Gallimard BD, Sarbacane et d’autres – ont signalé qu’ils ne participeraient pas à l’édition 2026 dans les conditions actuelles. Des labels indépendants se sont également alignés. Conséquence immédiate. Stands, avant-premières, dédicaces et « vitrine » professionnelle vacillent. Sans éditeurs, sans auteurs, le festival devient un décor sans acteurs.
La « mise à l’arrêt » et la bataille des mots
Le 27 novembre 2025, un message adressé par 9eArt+ à des partenaires annonce que la production de l’édition 2026 est « mise à l’arrêt ». Le terme « annulation » n’est pas prononcé. Dans la foulée, un dirigeant nuance publiquement le message et parle d’un processus en cours. Reste le fait. À deux mois de l’ouverture prévue (29 janvier – 1er février 2026), l’édition 2026 se retrouve sans base solide. Les financeurs publics avaient, une semaine plus tôt, appelé à renoncer à cette édition. Le tissu local – hôtellerie, restauration, librairies, loueurs saisonniers – s’inquiète des effets collatéraux d’une année blanche.
Une co-gestion avortée, une refondation encore floue
En réponse à la pression, l’association propriétaire du festival avait proposé un rapprochement entre 9eArt+ et la Cité internationale de la bande dessinée et de l’image (CIBDI). Un « projet commun » devait être présenté avant le 20 novembre. La solution a été perçue comme une reconduction déguisée. Entre-temps, l’appel d’offres contesté a été retiré, la perspective d’une reconduction au-delà de 2027 a reculé, et le retrait annoncé de Franck Bondoux de la direction opérationnelle n’a pas suffi à rétablir la confiance. La demande reste la même. Une gouvernance réellement partagée, lisible, avec garanties éthiques et budgétaires vérifiables.
Ce qui se joue réellement
Au-delà du cas Angoulême, la crise condense trois tensions. La reconnaissance du travail des auteurs et autrices, encore trop souvent précaires. La place prise par des collectifs structurés depuis #MeTooBD, qui ont mis au jour des violences et des abus de pouvoir. La difficulté à faire cohabiter un grand rendez-vous médiatique avec une exigence éthique élevée. Le FIBD a longtemps été le lieu où l’on allait « malgré tout ». En 2026, il découvre qu’un festival sans la confiance de ceux qui le font n’est plus incontournable. Pour beaucoup, une année blanche devient une condition de la reconstruction.
Une fenêtre étroite
Une sortie par le haut reste possible. Acter clairement la fin du cycle 9eArt+ dans l’architecture du futur festival. Installer une gouvernance où la Cité de la BD, les représentants des auteurs et autrices, des éditeurs, des salariés et des collectivités publiques partagent réellement les décisions. Publier les grandes lignes budgétaires. Garantir des procédures claires, protégées et indépendantes en cas de violences ou de harcèlement. Intégrer l’éthique au cahier des charges au même niveau que l’artistique et l’économique. Le calendrier est serré. Entre une édition 2026 probablement sacrifiée et un retour espéré en 2027, Angoulême joue plus qu’un rendez-vous de début d’année. Sa capacité à redevenir un véritable bien commun.
Mais faut-il sauver Angoulême à tout prix ?
Sauver un festival n’a de sens que si l’on sauve mieux. La BD n’a pas besoin d’Angoulême pour exister. C’est Angoulême qui a besoin de la BD. La question utile devient : quelle configuration sert le mieux l’intérêt public du neuvième art, la dignité de celles et ceux qui le font vivre, et l’écosystème culturel local et national ?
Trois principes pour trancher
- Intérêt général : un grand rendez-vous doit d’abord protéger les personnes, valoriser les œuvres, et rendre des comptes.
- Utilité culturelle : un festival sert s’il crée des rencontres inédites, fait circuler les catalogues, et attire des publics nouveaux.
- Effet d’entraînement : l’euro et l’énergie investis doivent bénéficier à l’ensemble de la chaîne du livre et pas seulement à un opérateur.
Scénario A — Refonder Angoulême
On conserve le nom et les dates après une année blanche assumée. On change l’architecture : gouvernance partagée avec la Cité de la BD, représentants d’auteurs et d’autrices, éditeurs, salariés, financeurs publics. Charte éthique opposable : transparence budgétaire, procédures indépendantes en cas de violences, prévention et formation. Programmation rééquilibrée : grands éditeurs, indépendants, fanzines, international, actions scolaires. Avantage : on capitalise une notoriété mondiale et un savoir-faire logistique. Risque : sans garanties fermes, la défiance perdure.
Scénario B — Laisser s’éteindre et redistribuer
On acte la fin du cycle et l’on transfère budgets et énergies vers une constellation d’événements : un pôle national ailleurs, des rendez-vous régionaux, un sommet professionnel tournant, un mois de la BD dans les bibliothèques. Avantage : on met fin à une dépendance symbolique et on réduit l’effet goulot d’étranglement. Risque : perte de puissance internationale, dilution médiatique, fragilisation de l’économie locale qui vivait du festival.
Scénario C — Moratoire créatif et édition décentralisée
On gèle la « grande messe » une année. On remplace par une saison de la BD en archipel : expositions majeures, résidences, rencontres pro itinérantes, remise des prix dans une ville partenaire, et retour en 2027 si les conditions sont remplies. Avantage : on évite l’effondrement et l’on répare la confiance par la preuve. Risque : complexité de coordination et visibilité médiatique moindre à court terme.
De l’avis de notre rédaction, la réputation d’Angoulême pèse moins que la confiance des professionnels et du public. La BD survivra, car elle s’épanouit là où l’éthique, la création et la transmission desserrent l’étau de l’entre-soi et l’opacité. Cette crise ne pointe-t-elle pas, au passage, quelque chose de très franco-français : des festivals (de tous types) trop souvent tenus par l’entre-soi, l’entregent et des rentes de situation ?
