Les Aigles de la République de Tarik Saleh, thriller en dictature musulmane

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Dans Les Aigles de la République, on voit George Fahmy, plus grande star du cinéma égyptien, sommer par le régime d’incarner le président al-Sissi dans un film de propagande. Refuser reviendrait à signer sa disparition, du moins celle de toutes les personnes qui lui sont proches, à commencer par son fils. Accepter signifie entrer dans le cercle empoisonné du pouvoir, entre généraux, conseillers religieux et services de sécurité. Avec Les Aigles de la République, troisième volet de sa « trilogie du Caire », Tarik Saleh signe un thriller politique implacable et un drame amoureux suffocant qui fait du cinéma lui-même l’un des instruments de la dictature.

Le point de départ a la limpidité des grands pitchs. George Fahmy, acteur adulé par le peuple (alors qu’il appartient à la minorité copte), est contraint de jouer le rôle du président dans un biopic à la gloire du pharaon, le président-général al-Sissi. Très vite, il comprend que ce n’est pas une proposition mais un ordre. Dès lors, le plateau devient le laboratoire où se fabrique l’image officielle du pouvoir.

Scénario, dialogues, cadrages, costumes. Tout est passé au filtre des « aigles » de la République, ces hommes de l’ombre qui veillent à ce que le film raconte non pas la vérité, mais la version utile de l’histoire. Au début, le registre touche à la comédie acide. L’ego de la star, les exigences grotesques du régime, le kitsch du projet produisent des moments drôles (le premier Égyptien dans l’espace !…). Puis, la satire se retire peu à peu. Ne restent plus que le thriller, la peur, la mécanique de la terreur d’État.

Le film glisse alors vers un territoire plus sombre. Quand la violence éclate, elle n’est ni stylisée ni préparée par une montée musicale. Elle surgit, nue, imprévisible, comme un retour brutal du réel au milieu de la fiction fabriquée par le pouvoir.

Islam d’État, christianisme copte et confiscation du religieux

L’une des grandes forces des Aigles de la République réside dans ce qu’il dit du religieux. Tarik Saleh ne filme pas l’islam comme horizon spirituel mais, précisément, dans la dégradation générale qu’il connaît dans sa radicalisation généralisée. Il le montre comme encadrement moral au service de l’État dictatorial. Une langue, des codes, des rites qui servent à légitimer la domination et à maintenir la société sous tutelle.

Dans les marges de ce bloc islamo-nationaliste, le film met en lumière la minorité copte qui est juste tolérée (la population copte fuit depuis des années l’Égypte en raison d’exactions et d’assassinats réguliers par les musulmans). George et Suzanne appartiennent à cette communauté. Ils partagent un héritage religieux, une histoire, et un statut minoritaire qui les expose davantage. Le pouvoir ne cesse de rappeler qui est majoritaire, qui est toléré, qui peut être sacrifié. L’islam d’État se dresse moins comme religion que comme arme idéologique.

L’hostilité latente envers les coptes n’est pas soulignée à gros traits. Elle circule à bas-bruit dans les sous-entendus, les regards et des menaces à peine voilées (la speakerine à la télévision notamment). C’est là que le film est le plus politique. Il montre comment une dictature s’appuie sur la religion dominante et dominatrice pour isoler les minorités, durcir l’ordre social et étouffer toute échappée individuelle.

Le film dit aussi beaucoup, en creux, de la place assignée aux femmes musulmanes. La plupart sont renvoyées à la sphère domestique, voilées, sommées d’accompagner sans broncher les ambitions masculines. Et lorsque certaines accèdent aux sommets de l’appareil d’État, ce n’est qu’au prix d’une surenchère de dureté : les femmes les plus puissantes sont celles qui dirigent la censure morale et religieuse, sortes de harpies d’État chargées de policer les corps, les images et les conduites. Cette promotion paradoxale montre à quel point le système ne tolère la puissance féminine que lorsqu’elle se met au service du contrôle social et de l’ordre moral masculins.

Un héros blasé, un espoir de liberté… impossible

Georges n’est pas un chevalier blanc parachuté dans la dictature. Au départ, c’est plutôt une figure un peu antipathique comme toutes les gloires narcissiques. Il vient de se séparer de sa femme. Il vit avec une jeunette apprentie comédienne qu’il traite davantage comme un extension de sa propre jeunesse passée avec laquelle il n’arrive pas à faire l’amour car il n’arrive plus à bander. Il s’occupe mal de son fils. Il concentre ce narcissisme légèrement creux des grandes vedettes, protégées par leur statut, persuadées d’être intouchables car iconîques.

C’est la rencontre avec Suzanne – épouse du ministre de l’Intérieur, elle aussi chrétienne dans un univers dominé par l’islam d’État – qui fissure son désarroi. Entre eux ne naît pas seulement une liaison adultère, mais un espace fragile de liberté. Deux êtres minoritaires, coincés au cœur de la machine, éprouvent la possibilité d’aimer autrement, de parler autrement, de respirer autrement, mais dans les limites d’une chambre d’hôtel.

Cet espace-espoir ne peut pourtant que rester clandestin. Le film le fait exister avec délicatesse, presque comme une chambre d’air dans un monde saturé. Puis il montre comment cette chambre se referme. Dans un régime où tout lien intime est potentiellement exploitable – moyen de pression, chantage, humiliation – leur amour ne peut ni se dire, ni se vivre pleinement. Ce ressort dramaturgique est très beau (j’avoue avoir être touché pour Zineb Triki qui continue de rayonner comme un soleil noir depuis Le Bureau des légendes). Un espoir de liberté surgit au cœur de la machine répressive. Il est aussitôt étouffé. C’est là que le film prend sa vraie dimension tragique.

Plus largement, le film Les Aigles de la République développe une idée simple et terrifiante qui était déjà au cœur de la machine répressive des pays communistes. Sous une dictature, il n’existe plus de relation réellement privée. L’amitié, l’amour, la famille, tout peut être retourné en vulnérabilité exploitable. L’appareil de sécurité transforme les sentiments en dossiers. Les conversations deviennent des pièces à conviction.

Les personnages de Tarik Saleh tentent d’aimer, de désirer, de se protéger. Ils se heurtent à cette réalité. Chaque geste peut être interprété, chaque rencontre peut être surveillée. On ne choisit plus seulement une personne. On s’unit à une fonction, à un rang, à une place dans le système. Les Aigles de la République montrent une société sous cloche. La liberté ne disparaît pas d’un seul coup. Elle se dissout dans la peur et la surveillance, jusqu’à rendre impossible la création de relations vraiment libres.

Un thriller classique, lisible, mais chargé d’enjeux contemporains

Tarik Saleh ne sacrifie jamais le plaisir du récit. Les Aigles de la République reste un thriller de facture classique, au sens noble. Un point de départ clair. Une montée en tension régulière. Des scènes de plateau très lisibles. Des face-à-face tendus entre George et les représentants de l’État (excellent Dr Masnsour interprété par Amr Waked). Des moments plus intimes où la peur s’infiltre dans des scènes d’appartement, de voiture, de couloir. La mise en scène est précise, jamais démonstrative. Les salons officiels, les bureaux ministériels, les plateaux de tournage clinquants contrastent avec la noirceur de ce qui s’y décide. Le Caire, même reconstitué ailleurs (en Turquie), palpite comme un personnage. Rongé par la corruption et la soumission. Traversé de désirs, de colères, de renoncements. On reconnaît là la patte de Tarik Saleh. Il sait dresser le portrait d’un système politique sans perdre de vue les individus. Il sait aussi comment installer, dans le cadre et le rythme, ce sentiment de fatalité qui pèse sur chaque scène.

Fares Fares trouve là un rôle à sa mesure. Son George est à la fois arrogant, désabusé, fragile. Il n’a rien du héros pur. Il est un acteur qui a profité du système tout en le critiquant en sous-main. Plus le film avance, plus son visage se marque. Ses gestes se font lourds, sa parole hésite. Il doit jouer deux rôles. Celui du président dans le film de propagande. Celui de l’acteur docile dans la vie, toujours sous surveillance. Cette double représentation le fissure.

Face à lui, Zineb Triki compose une Suzanne remarquable. Femme du ministre de l’Intérieur, elle appartient à la classe dominante, mais aussi à une minorité religieuse. Elle vit dans un équilibre instable. Elle connaît la brutalité du système. Elle tente de s’y frayer une voie de survie, d’y préserver quelques fragments de désir et de vérité.

Leur relation, jamais réduite à un simple adultère, porte tout le poids de cette contradiction. Deux corps pris au piège d’un système politico-religieux qui exige d’eux loyauté, silence et mensonge. Deux êtres qui entrevoient un possible en dehors de ce cadre, tout en sachant qu’ils n’y auront pas droit.

Une réflexion arabisante sur la fatalité politique

Au fond, Les Aigles de la République raconte moins un régime que la logique qui le soutient. L’alliance entre appareil militaire, islam d’État, services de renseignement, industrie culturelle. La manière dont ce bloc reconfigure la réalité pour se rendre indiscutable.

Une question inconfortable traverse alors le film, en creux. En montrant une société majoritairement musulmane où l’islam est confisqué par l’État et arrimé à l’appareil sécuritaire, Tarik Saleh ne suggère-t-il pas qu’aucun autre système politique que la dictature n’est possible dans les États musulmans contemporains ? Le film s’efforce de rester nuancé. Il ne suggère pas que l’Islam mène nécessairement à la tyrannie, mais suggère fortement que dictature et islam d’État se marient fort bien. En creux, le film laisse entrevoir qu’un autre rapport au religieux – pluriel, désarrimé de l’appareil d’État – ouvrirait d’autres possibles, mais son récit, lui, choisit de rester enfermé dans un pessimisme tragique.

Le film parle d’Égypte, bien sûr. Mais il touche à quelque chose de plus large. Cette tentation contemporaine du « fort » – le président fort, l’homme fort, le chef charismatique – que l’on idéalise en espérant qu’il nous sauvera du chaos. Tarik Saleh montre ce qui se cache derrière cette illusion. Une fatalité politique qui étouffe la liberté, comprime les minorités, transforme les individus en figurants de la mise en scène du pouvoir.

Ce n’est pas un essai, ni un tract. C’est un film de cinéma. Il a ses facilités, quelques longueurs, des personnages secondaires parfois sous-écrits. Mais il parvient à un équilibre rare. Un grand divertissement et en même temps une réflexion profonde sur la violence d’État, la confiscation du religieux, la fragilisation voire la disparition programmée des arabes chrétiens dans les pays arabes dominés par l’Islam, l’impossibilité d’aimer librement dans un pays verrouillé. Le tout en se faisant l’écho de cette atmosphère de fatalité à la fois intime et sévère, généreuse et dure, sentimentale et violente qui habite les pays arabes.

Au sortir de la projection, reste une impression double. Celle d’avoir vu un thriller solide, tendu, accessible. Et celle d’avoir reçu en plein visage une méditation triste et lucide, profondément arabisante dans son essence intime, sur ce que signifie vivre en dictature quand les aigles de la République surveillent jusqu’à nos rêves.

Fiche technique

Titre : Les Aigles de la République
Titre original : Eagles of the Republic
Réalisation et scénario : Tarik Saleh
Pays : Suède, France, Danemark (coproductions nordiques et françaises)
Année de production : 2025
Genre : Drame, thriller politique
Durée : 2 h 09
Langue originale : arabe
Interprètes principaux : Fares Fares (George Fahmy), Zineb Triki (Suzanne), Lyna Khoudri (Donya), Cherien Dabis (Rula), Amr Waked (Dr Mansour)
Sortie en France : 12 novembre 2025

Nicolas Roberti
Nicolas Roberti est passionné par toutes les formes d'expression culturelle. Docteur de l'Ecole pratique des Hautes Etudes, il étudie les interactions entre conceptions spirituelles univoques du monde et pratiques idéologiques totalitaires. Conscient d’une crise dangereuse de la démocratie, il a créé en 2011 le magazine Unidivers, dont il dirige la rédaction, au profit de la nécessaire refondation d’un en-commun démocratique inclusif, solidaire et heureux.