Économiste de formation, Frédéric Lordon est notamment connu pour les chroniques iconoclastes qu’il publie régulièrement dans le Monde diplomatique. Volontiers hétérodoxe, il manie la plume avec style n’hésitant pas à porter le fer dans la plaie avec une évidente jubilation. N’a-t-il pas relaté la crise financière en alexandrin dans une pièce qui a été récemment portée au cinéma D’un retournement l’autre ?
Mais Frédéric Lordon est avant tout un chercheur en science sociale et, il faut bien le dire, de plus en plus un philosophe.
Le livre qu’il vient de publier aux Éditions du Seuil, La société des passions. Pour un structuralisme des passions est sans aucun doute l’ouvrage le plus ambitieux que l’auteur ait publié à ce jour. Il synthétise les résultats d’une dizaine d’années de recherche en science sociale de l’économie.
Placés deux par deux sous quatre grands concepts (Recroisements, Structures, Institutions, Individus), les huit textes, qui sont rassemblés ici (publiés antérieurement dans différentes revues) jettent les bases d’une théorie structurale des passions. Si les deux premiers textes ont partie liée avec une conjoncture particulière qui impose de repenser à nouveau frais les rapports entre philosophie et sciences sociales, les six autres textes s’attachent plus particulièrement à explorer la validité du modèle spinoziste appliqué aux grandes questions des sciences sociales.
À dire vrai, cette validité ne fait guère débat tant l’auteur est convaincu de la puissance d’intelligibilité du spinozisme et s’il convoque, ici ou là, Durkheim, Mauss ou Bourdieu, c’est surtout pour indiquer qu’ils confirment les grandes intuitions spinozistes.
En effet, face aux grandes questions des sciences sociales, l’auteur revient quasi systématiquement au concept central de la philosophie spinoziste, le « conatus », cet effort par lequel chaque chose tend à persévérer dans son être. Ce dynamisme fondamental associé aux mécanismes des affects offre une véritable théorie de l’action qui permet à Frédéric Lordon de récuser un certain nombre de faux problèmes : le sens, la liberté de l’individu, la légitimité des institutions, le contrat politique, etc. Foin de toutes ces balivernes ! Pour notre auteur, ce qui rend compte de l’action humaine, c’est l’intérêt souverain qui se règle sur les institutions qu’il est, immanquablement, amené à rencontrer en tant qu’animal social.
Si l’espace de cette chronique ne permet pas de rendre justice à l’ambition théorique de Frédéric Lordon, insistons pour finir sur une idée-force qui sous-tend tout le livre : à l’encontre de la pensée néolibérale, l’homme n’est pas libre et encore moins l’auteur de ces actes, il est fondamentalement déterminé de l’extérieur. Il est pris dans des institutions, autrement dit dans des structures qui configurent tous ses comportements… Et c’est sans doute dans cette remise en cause radicale du capitalisme néolibéral et de son imaginaire qu’il faut voir un des apports majeurs de cette théorie structurale des passions.
Christian Debroize