Pauvreté numérique et richesse des choses, intimité et défiance

Dans l’édition du mardi 7 mai 2013, nos confrères de Ouest-France ont publié dans la section « Point de vue » – en face de la météo… – un texte de Jean-Paul Gayant, professeur de Sciences économiques à l’université du Mans. Il a fait réagir l’un des membres de notre rédaction, lequel porte sur le sujet des objets technologiques un regard tout à fait autre. Confrontation de deux perceptions.

Le texte de Jean-Paul Gayant s’intitule Pauvres divinités numériques. Sa pierre angulaire : une défiance à l’égard des nouvelles technologies et de leurs « serviles » artefacts. En particulier est incriminé la technique numérique dite du cloud, « nuage informatique mystérieux qui flotte dans un firmament peuplé de nouvelles divinités ». Ainsi naîtrait une nouvelle religion ou, à tout le moins, une nouvelle forme de religiosité. Un discours qui est loin d’être neuf.

Depuis la conquête de l’espace, les hommes ont pu vérifier que l’image littérale de la montée aux cieux était vaine. Pourtant une nouvelle foi tend à s’approprier ces codes d’autrefois. Steve Jobs, bien que décédé, en serait encore, par l’esprit, une divinité tutélaire. L’analogie est tracée entre le ciel religieux et les nouvelles technologies et le « cloud » mystérieux nuage informatique où sont stockées les données des vivants. Job, créateur d’Apple, « un fruit défendu dans lequel des millions d’utilisateurs de smartphones croquent quotidiennement ». La croyance du fidèle est donc déportée sur « la technologie », c’est en elle qu’il croit. Mais « comme dans toute croyance, cette divinité qu’il convient de vénérer est porteuse de la promesse d’un monde meilleur. » Toutefois, le risque est grand aussi de voir cette foi tourner en asservissement abêtissant et « seule une élite saura s’extraire de l’indigeste soupe numérique ; le commun des mortels s’y noiera faute de pouvoir discerner le pertinent de l’inconséquent, la vérité de l’affabulation… » Il convient alors d’apprendre à « mépriser » les objets technologiques afin de ne pas sombrer dans la « folie liberticide » de l’attitude fidéiste qui les regarde en maîtres. Résumé de l’article, Ouest-France, mardi 7 mai 2013, rubrique Point de Vue.

Les cieux étant définitivement vidés, la version « mythologique » des religions liquidée, les versions théopolitiques également, l’humanité se trouverait face à un nouvel (mais énième) avatar. Son nom : le numérique (souvent comme ici malheureusement confondu avec le mal nommé « virtuel »). Les responsables, les ennemis, ce sont… les objets, la chose.

L’humanité devrait, afin de se protéger de ce « nouvel obscurantisme », maintenir tous nos objets technologiques à l’état… d’esclave. Autrement dit, nous devons nous comporter en tyrans. De fait, nous ne sommes plus autorisés à nous rendre comme maître et possesseur de cette nature que l’on nomme aujourd’hui « environnement ». Mais ce « nouvel » environnement numérique, lui, nous sommes appelés à le soumettre et à le dominer. Il faut ainsi, toujours selon Jean-Pascal Gayant, impérativement apprendre « à considérer les écrans comme des auxiliaires dangereux qu’il faut savoir traiter avec mépris ».

Cette lecture m’a saisi alors que, par une conjonction « culturelle » singulière, je me trouve moi-même confronté à deux découvertes. Une étrange affinité hasardeuse conjoint des travaux et pensées de deux penseurs, l’un russe, l’autre français. Lorgnant depuis un moment, par amour de Gogol, sur ce curieux essai de Vladimir Toporov intitulé Apologie de Pluchkine(1), je venais d’en entamer la lecture lorsque j’entendis sur France Culture une émission consacrée au philosophe français Gilbert Simondon(2)…

Apologie de Pluchkine de V. Toporov (Verdier poche)
Apologie de Pluchkine de V. Toporov (Verdier poche)

Dans deux systèmes différents, à l’aide de deux langages différents, ces deux penseurs nous mettent devant une singulière obligation humaine. Celle de prendre en compte les objets, choses et objets techniques selon leur « face humaine ». Par un très radical humanisme, ils rappellent l’homme à ses exigences vis-à-vis de tout existant ;  vocation humaine et globale d’attirer toute création vers l’humain.

Selon Simondon, les objets créés par les hommes contiennent de l’humain. Les considérer/traiter selon un rapport maitre-esclave équivaut à abîmer les uns et les autres. C’est entrer à nouveau dans une logique sacrificielle lorsque nous les « éliminons » sans merci. Au final, c’est se maintenir dans une perspective magique et cultuelle, au contraire de ce que croit Jean-Pascal Gayant. Simondon l’expose très bien : les utilisateurs attendent de leurs objets ménagers un acte magique qui les libèrent : « Moderne veut dire magique dans le subconscient de l’utilisateur. »

Simondon
Un vision nouvelle et vivifiante des choses

L’attitude prônée par Jean-Pascal Gayant oppose un obscurantisme – le fétichisme de la chose – à un autre – l’homme qui domine ses créations non comme un ami souhaitant les attirer à lui en les laissant exister, mais comme un tyran-magicien. Il y a plus d’un demi-siècle déjà, dans son étonnant roman du réel visionnaire, Gheorghiu(3) expliquait que « … nous adoptons le style de vie de nos esclaves techniques. »

C’est sans doute surprenant, mais il se pourrait bien, en effet, que cette attitude à la fois «magique inassumée » et tyrannique vis-à-vis de nos objets techniques et des « choses » en général (même l’écologisme politique ne considère pas du tout l’aspect métaphysique et surnaturel des éléments vivants de la nature, même la science du vivant parle de « stock » à propos des animaux) constitue le véritable obscurantisme religieux, sacrificiel, idolâtre… Un dernier blocage dans le cheminement de l’humanité vers l’humain. Vers une communion véritable et non une mensongère totalité toujours contraignante, toujours expulsante, jamais éthique, jamais fraternelle. (On parle avec trop de frivolité de « l’obsolescence des choses », comme si l’important tenait uniquement dans le consommateur et que ne valait rien le proche que nous jetons aux ordures…).

Le poète visionnaire Virgil Gheorghiu, auteur de la 25e Heure
Le poète visionnaire Virgil Gheorghiu, auteur de La 25e heure

La « chose », l’objet technique, ce proche de nous – voire parfois comme un frère né de nous – faut-il en faire un esclave sans visage ? N’est-ce pas cette attitude qui, une fois liée à la panique (ce sentiment renvoie chez les Anciens au dieu Pan, ce dieu de « toutes choses » qui constitue la racine la plus obscure du religieux), conduit Jean-Pascal Gayant et tant de nos contemporains armés des meilleures intentions du monde vers un conservatisme patricien ? Un conservatisme qui apparaît le reflet inconscient de ce qu’ils dénoncent dans le tout aussi absurde fétichisme en vigueur chez d’autres.

Thierry Jolif

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Vladimir Toporov, Apologie de Pluchlkine, de la dimension humaine des choses, Verdier poche, Paris, 2009
Gilbert Simondon, Du mode d’existence des objets techniques, Aubier, Paris, 1958
Virgil Gheorghiu, La vingt-cinquième heure, Plon, Paris, 1956

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Thierry Jolif
La culture est une guerre contre le nivellement universel que représente la mort (P. Florensky) Journaliste, essayiste, musicien, a entre autres collaboré avec Alan Stivell à l'ouvrage "Sur la route des plus belles légendes celtes" (Arthaud, 2013) thierry.jolif [@] unidivers .fr

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