Plus de soixante ans d’histoire de la Ve République, c’est ce que nous propose, dans la trilogie passionnante Histoire intime de la Vᵉ République aux éditions Gallimard, Franz-Olivier Giesbert, témoin journalistique privilégié de l’exercice du pouvoir par des femmes et des hommes souvent décevants. Décoiffant et dérangeant.
Sur le bandeau de couverture les photographies des cinq derniers présidents de la Vème République. Au-dessus le titre: « Tragédie Française ». Tout est dit. Ce dernier tome de la trilogie Histoire intime de la Vème République de Franz-Olivier Giesbert clôture plus de mille pages qui débutaient il y a plus de trois ans par des mots inauguraux constatant le déclin total de la nation française redressée par le général de Gaulle, maintenue tant bien que mal par Pompidou et Giscard d’Estaing et mise à mal depuis Mitterand et ses successeurs. Ce n’est pas un cours d’Histoire que nous délivre ici le journaliste normand mais plutôt une chronique de pouvoirs qui se succèdent, d’une société qui évolue au cours de cinquante années au cours desquelles, « FOG » pour les initiés, de pigiste à Paris Normandie à journaliste puis directeur de rédaction au Nouvel Obs, au Figaro et enfin au Point, a regardé à distance, puis dans les coulisses, la vie politique au quotidien.
Aucune description d’une République des caniveaux et des égouts mais plutôt celle observée derrière les rideaux, sur le côté de la scène et c’est beaucoup plus passionnant. Pas de « tous pourris et tous nuls » mais plutôt le regard sans concession sur une incurie croissante d’une classe politique qui depuis 1981, privilégie les combines électorales, les renoncements idéologiques pour se maintenir au pouvoir plutôt que de privilégier l’intérêt supérieur de la nation. Giesbert, qui s’appuie utilement sur des ouvrages d’historiens ou de sociologues, reprend ainsi dans le tome 1 la théorie de Gramsci qui veut que le pouvoir échoie non pas au parti politique qui défend les meilleures idées mais à celui qui représente le mieux la présidence de la République en 1981, cette gauche qui domine alors, après Mai 68, la société civile, les milieux intellectuels, et va apparaître au fil des trois ouvrages aux yeux de l’auteur comme une des causes majeures du déclin français. C’est le mantra de Giesbert : l’abandon des classes populaires par les partis de gauche au profit d’un islamo-gauchisme soucieux de récolter les voix des nouvelles générations d’immigrés. La nation définie comme le « bien vivre ensemble » disparaît peu à peu au profit d’une société segmentarisée et communautarisée.
Ce déclin Giesbert le décrit historiquement en évoquant des faits gouvernementaux peu connus, tel l’exemple de la loi des 35 heures oubliée mais ressortie opportunément à l’occasion d’élections législatives par Strauss Kahn pour provoquer un clivage gauche-droite indispensable, une loi que Martine Aubry rejette mais dont elle deviendra le porte parole historique pour des raisons politiciennes. Ces mêmes contingences électorales ne sont pas ignorées au cours des mandats de De Gaulle, bien au contraire et le chef de l’État, pourtant adulé par Giesbert, apparaît bien comme cynique, manipulateur et autoritaire, loin de l’icône populaire payant ses factures de téléphone. La différence essentielle est que ce cynisme est mis au service d’une ambition internationale de la nation française et de son avenir, tel que le conçoit le Général, et non pas au service d’un parti.
Le déclin démontré est double. Économique d’abord, et l’ancien patron de rédactions clôture de nombreux chapitres en évoquant les chiffres de l’endettement du pays, critère qui à ses yeux démontre objectivement la chute de l’État. Déclin idéologique ensuite et il explique combien les valeurs de laïcité, de fraternité, d’égalité ont décliné progressivement, abandonnées par une gauche en prise directe avec les réalités économiques et les nécessités électorales. Immigration tant redoutée par De Gaulle et peu contrôlée, abandon des principes fondamentaux de la laïcité, perte de vitesse de la religion catholique, utilisation de la proportionnelle sont des facteurs de ce déclin.
Ce sont des femmes et des hommes qu’il fustige dans des traits assassins les rendant responsables de la chute nationale : journalistes comme Edwy-Pleynel (le milieu professionnel de l’auteur n’est pas épargné), politiques comme Bérégovoy, Fabius ou Jospin et des dizaines d’autres, subissent les foudres de l’auteur. Cette galerie de portraits qui traverse les trois ouvrages est exceptionnelle. Giesbert a côtoyé, tutoyé ces personnages publics dans l’intimité, y compris et surtout, les chefs d’État. Les conversations intimes, personnelles qu’il notait sur des cahiers à spirales, sont ici retranscrites partiellement, sans sombrer dans le voyeurisme mais en conservant les mots nécessaires pour éclairer l’Histoire.
Celui qui rappelle discrètement qu’il aurait pu obtenir le Goncourt à deux voix près, est aussi un remarquable écrivain, sachant manier les mots, acerbes quand il déteste, certains portraits sont dignes de La Bruyère, mais aussi empathiques quand les personnages le touchent. Chaban, Mauroy, sont réhabilités et émouvants de désintéressement. Les pages consacrées à Mitterand et Chirac, avec lesquels il est très dur politiquement, sont d’une remarquable humanité quand il s’agit des hommes privés, avec lesquels il marche parfois ou converse téléphoniquement tard dans la nuit. Les mots pour décrire la fin de vie des deux présidents de la République sont magnifiques, émouvants, à la bonne distance et montrent que derrière les personnages publics se dissimulent des êtres parfois fragiles et qui souffrent comme tout à chacun. Au-delà des idéologies est ainsi démontré que le pouvoir est avant tout une question d’Hommes, de personnalités.
On ressort de la lecture de cette trilogie fortement secoué. Giesbert ne nous livre pas un « prêt à penser ». Certaines affirmations agacent, des jugements irritent : est-ce un hasard, si les cinq derniers présidents que Giesbert critique violemment, se succèdent ? Ils ont été élus légitimement et peut-être ne sont-ils que le reflet de leur époque, le simple instrument des choix de citoyens eux mêmes en perdition. On peut aussi regretter que soient très peu évoquées les réformes sociétales, à l’exception du septennat de Giscard au profit d’une analyse économique privilégiée. Les trente cinq heures ont été un désastre économique mais peut être ont elles changé la vie de millions français plus profondément qu’un point de croissance en plus. Pourtant, des évidences sont remises en cause, des perspectives sont modifiées. La vision même du pouvoir et de son exercice est transformée, aidant à mieux discerner le jeu de scène des acteurs de la vie politique, ceux du devant, comme ceux des coulisses. En fait, Giesbert nous oblige à appliquer le conseil qu’il prodiguait à ses journalistes : « penser contre soi », une attitude intellectuelle peu pratiquée aujourd’hui et qui fait un bien fou.