Hoda Afshar à Paris. Performer l’invisible au quai Branly ou quand la photographie devient acte

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Au musée du quai Branly – Jacques Chirac, la photographie ne se contente plus de montrer. Avec la première exposition monographique consacrée en France à Hoda Afshar, le musée ouvre un espace où les images interrogent la manière dont nous regardons, croyons, oublions ou invisibilisons. Hoda Afshar. Performer l’invisible, présentée du 30 septembre 2025 au 25 janvier 2026 à la galerie Marc Ladreit de Lacharrière, rassemble installations, vidéos, dessins, miroirs et photographies pour faire de la salle d’exposition un véritable laboratoire du regard.

Dès l’entrée, la pénombre donne le ton. La lumière qui filtre vient d’un film projeté sur un écran légèrement incurvé, entouré d’images aux teintes vives et de dessins. On y voit une mer couleur sang, des tissus volant au vent, des montagnes et des roches aux formes presque irréelles. L’exposition, fruit de six années de collaboration entre Hoda Afshar et le musée, se déploie comme un espace de réflexion sur ce que la photographie peut – ou ne peut pas – saisir du réel.

Née à Téhéran en 1983 et installée à Melbourne depuis 2007, Hoda Afshar est aujourd’hui considérée comme l’une des artistes visuelles les plus novatrices de la scène australienne. Son travail se développe à la croisée du documentaire, de la mise en scène et d’une image conceptuelle profondément politique. Elle y explore la marginalité, la représentation du genre, l’exil, mais aussi les zones d’ombre laissées par les récits dominants – ces espaces où les corps disparaissent des images, ou n’y apparaissent qu’en tant qu’objets de pouvoir.

Internationalement, Hoda Afshar s’est fait connaître avec Remain (2018), un ensemble de photographies et de film tourné sur l’île de Manus, qui documente la violence exercée sur les réfugiés pris dans la politique de “protection des frontières” australienne. Elle y associe portraits stylisés et récit choral pour faire entendre les voix de ceux que les politiques migratoires cherchent à maintenir hors champ.

Avec Speak the Wind (série débutée en 2015, publiée en livre en 2021), l’artiste se tourne vers les îles du détroit d’Ormuz, dans le sud de l’Iran, où des pratiques rituelles tentent d’apaiser des vents considérés comme porteurs d’esprits et de maladies. Pendant cinq ans, elle explore ce territoire marqué par l’esclavagisme et une histoire de violence, s’allie aux habitants et recueille leurs récits, leurs dessins, leurs chants. Une question la traverse : « Comment photographier des entités invisibles comme le vent et la magie ? » Draps flottants, vagues rouges, silhouettes emportées répondent à cette interrogation, composant un portrait de la brise qui façonne les montagnes et qui, dans l’imaginaire local, peut posséder les corps. Les femmes y portent parfois des masques à moustaches pour tromper ce vent qui s’attaque surtout à elles. En donnant forme à ces croyances, Hoda Afshar donne aussi voix à une partie de la société iranienne longtemps marginalisée.

Au quai Branly, l’exposition se concentre sur ces recherches et en organise le dialogue. Première exposition monographique d’Hoda Afshar en France, Performer l’invisible se présente comme une réflexion sur le pouvoir des images, entre croyance, mémoire et résistance. Il ne s’agit pas seulement de montrer des photographies, mais d’interroger la manière dont elles fabriquent des vérités, des fictions, des hiérarchies.

Le parcours s’articule autour de deux installations principales :

  • The Fold, corpus inédit qui revisite les archives photographiques de Gaëtan Gatian de Clérambault, médecin-psychiatre et photographe, auteur de milliers de clichés d’hommes et de femmes drapés de blanc, réalisés au Maroc entre 1918 et 1919 dans un contexte colonial.
  • Speak the Wind, essai visuel et sonore consacré aux vents, aux croyances et aux rituels des îles du détroit d’Ormuz, déjà connu des amateurs de photographie contemporaine, mais ici présenté dans une mise en espace immersive.

Entre ces deux pôles, l’exposition tisse un fil : la manière dont les images fabriquent des récits et, ce faisant, distribuent visibilité et invisibilité, pouvoir et vulnérabilité. Photographies, dessins, miroirs, vidéos et installations sonores composent un parcours dense, où le visiteur est invité à prendre conscience de sa propre position d’observateur – à comprendre que regarder est toujours un acte situé, jamais neutre.

The Fold : plier les archives coloniales

Avec The Fold, Hoda Afshar s’attaque à un matériau sensible : les photographies réalisées par Gaëtan de Clérambault au Maroc, conservées dans les collections du musée du quai Branly – Jacques Chirac. À l’origine, ces images participent d’une économie du regard où le corps, situé dans un territoire colonisé, est réduit à une forme, un voile, un drapé à analyser. Clérambault prétend étudier scientifiquement les plis de l’étoffe en fonction des mouvements du corps ; l’histoire coloniale, la fascination exotique et le désir de savoir se concentre dans ces clichés.

Pour comprendre cette obsession, Hoda Afshar entreprend une enquête : elle parcourt l’archive en ligne, enregistre une à une les photographies, tente d’« entrer dans sa tête », d’observer à travers ses yeux. Mais au moment de rouvrir les fichiers, elle découvre que seules des vignettes carrées ont été sauvegardées. Les images étaient protégées : une autre couche d’inaccessibilité recouvrait déjà l’archive. Plutôt que de contourner cette limite, l’artiste décide de la prendre au sérieux. Elle transforme ces fragments en négatifs, les tire en chambre noire et en compose une mosaïque de 900 tirages argentiques.

Dans la rotonde illuminée où s’étale cette mosaïque, l’intention initiale de Clérambault – transmettre un savoir sur le drapé de manière directe – se brouille. Les corps n’apparaissent plus que par éclats, par morceaux : plis de tissus, regards obliques, mains, traces de peau. L’artiste avoue être devenue « aussi obsessionnelle que Clérambault », mais cette obsession déplace le centre de gravité du pouvoir. Là où l’archive coloniale cherchait à figer les organismes dans une typologie pseudo-scientifique, Hoda Afshar organise la circulation : des voix, des gestes, des temporalités. Ses tirages, les images originelles et une séquence de Clérambault reproduite sur des miroirs à taille humaine se répondent, jusqu’au film final mêlant animation et entretiens de chercheurs, ouvert sur le suicide du psychiatre devant un miroir. Le dispositif fait vaciller notre confort de spectateur et nous renvoie cette question : que faisons-nous, nous aussi, lorsque nous regardons ces images ?

Speak the Wind : écouter ce que disent les vents

En contrepoint de cette plongée dans les archives, Speak the Wind nous transporte vers les îles du détroit d’Ormuz. Ici, le pouvoir ne se joue plus dans la froide neutralité apparente du document, mais dans la densité d’un imaginaire partagé : celui de vents capables de posséder les corps, de troubler les esprits, de déborder les frontières de la rationalité. Les habitants attribuent à ces vents la cause de maladies ou de troubles psychiques, et ont développé au fil des siècles des rituels pour les amadouer.

Dans cette installation, Hoda Afshar déploie des images où le paysage semble respirer. Draps et tissus flottent à l’horizon, silhouettes voilées se courbent ou résistent, le sable se soulève, la mer prend des teintes étranges. Des dessins réalisés par les habitants, des séquences vidéo et une spatialisation sonore enveloppent le visiteur dans une atmosphère presque hypnotique, où l’on perçoit l’écho des cérémonies destinées à dialoguer avec ces forces invisibles. En s’attachant à ces vents et aux histoires qu’ils charrient – esclavage, commerce, migrations – l’artiste fait apparaître des continuités entre violence historique et vulnérabilité présente.

Ce travail sur les vents n’est pas un simple exotisme. Il met en lumière une autre façon de penser la relation entre corps, environnement et croyance. À travers lui, Hoda Afshar propose une critique implicite de l’obsession occidentale pour la preuve visuelle, pour l’objectivation du réel : ici, l’image accepte l’incertitude, le trouble, l’invisible comme dimension constitutive de l’expérience. La photographie devient médium de passage entre le réel et le spirituel, entre la mémoire collective et l’intime.

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Performer l’invisible : un musée transformé en scène

L’une des forces de l’exposition tient à sa scénographie. Conçue par le Studio Je Formule en dialogue étroit avec l’artiste, elle organise les œuvres comme autant de séquences d’une performance silencieuse. Le visiteur traverse des espaces où la lumière se fait rare, où les reflets fragmentent les corps, où les sons semblent venir d’un ailleurs indéterminé. On passe d’une mer rougeoyante aux plis d’un drap, d’un masque à moustaches à un miroir brisé par les images. Il ne s’agit plus seulement de “regarder des photos”, mais d’éprouver physiquement ce que signifie être pris dans un récit visuel.

Dans cette perspective, le titre Performer l’invisible prend tout son sens. Performer, ici, c’est assumer que les images agissent, qu’elles produisent des effets bien au-delà de leur surface. C’est aussi reconnaître que toute visite d’exposition est un geste performatif : en acceptant de se laisser affecter, le spectateur prolonge ou déjoue les récits que les photographies mettent en jeu. L’exposition nous rappelle qu’il n’existe pas d’image innocente, seulement des regards plus ou moins conscients de leur propre pouvoir.

Le choix du musée du quai Branly – Jacques Chirac n’est pas anodin. Institution née de l’héritage ethnographique et aujourd’hui très engagée dans la réflexion sur les collections issues des contextes coloniaux, le musée devient, avec Hoda Afshar, le lieu où se rejouent les enjeux du regard : qui regarde qui, depuis quelle position, avec quelle mémoire et quelles responsabilités ?

Infos pratiques

  • Exposition : Hoda Afshar. Performer l’invisible
  • Artiste : Hoda Afshar (née en 1983 à Téhéran, vit et travaille à Melbourne)
  • Lieu : Musée du quai Branly – Jacques Chirac, galerie Marc Ladreit de Lacharrière, 37 quai Branly, 75007 Paris
  • Dates : du 30 septembre 2025 au 25 janvier 2026
  • Horaires du musée : voir la rubrique “Horaires, accès, tarifs” du site du musée
  • Tarifs : plein tarif 14 € ; tarif réduit 11 € ; gratuité pour les moins de 18 ans, les moins de 26 ans ressortissants de l’UE et le premier dimanche du mois (conditions détaillées sur le site du musée).
  • Billetterie : en ligne via le site du musée et sur place, dans la limite des jauges disponibles.