L’inconnu du lac est un film fabuleux, en ce sens qu’il ne cesse de produire de la fable, tantôt légère, tantôt terrible. Il n’est jamais métaphorique, car il contient en lui toutes les métaphores, toutes les interprétations. Aucun élément n’y est éludé : qu’il s’agisse d’homophobie, de sida, de consumérisme sexuel, d’insatiable quête amoureuse, ou de la façon dont Éros et Thanatos sont liés. Tout est dit, rien n’est pointé ; le film n’est la métaphore de rien. Il se contente de la naïveté de ce qu’il montre, après avoir épuisé toutes les métaphores qu’il convoque. Naïveté qui n’est pas sans évoquer Murnau, ce cinéaste au dessin à la fois très appuyé et très ouvert. Ou bien, moins lointain, ce vieux rêve qui bouge, le plus beau des moyens-métrages de Guiraudie avec la puissance duquel le cinéaste n’avait jamais tout à fait renoué. Il y avait longtemps qu’il n’avait pas abordé de façon si frontale ces questions d’espace, de territoire, et de trouble dans le territoire. Les frontières ne cessent de se déplacer tout au long du film, parce que le héros est habité par une pulsion complexe qui vient tout redistribuer en permanence.
Tout se passe autour de ce seul lieu : le lac. Des hommes y viennent pour draguer, mater, baiser. Tous les personnages, en à peine quelques lignes de dialogue et quelques postures, sont immédiatement caractérisés : il y a le parano, le mateur, celui qui cherche des femmes, celui qui se tient à l’écart… Caractérisés, mais pas enfermés dans leur caractérisation : on sent que Guiraudie a de la tendresse pour tous, et leur complexité se révèle au fur et à mesure de la répétition des jours par les infimes variations auxquelles le cinéaste nous propose d’être attentif. Il ne construit pas, pour ses personnages, une prison. Le lieu est ouvert. Les corps qu’on y croise le quittent et y reviennent librement, chargés du mystère de cet ailleurs (la ville, la maison) évoqué par les corps et quelques bribes de conversations, mais jamais atteint par le regard. C’est le banal qui pose problème : faire couple dans un lit n’est pas une évidence, manger ensemble non plus. L’évidence, c’est le lac. Et c’est peut-être à ce renversement des valeurs que tient la force du film, ou la fascination qu’il exerce sur nous. Car le lac n’est pas mystérieux. Guiraudie filme en topographe : le parking, la plage et ses zones, le bois et ses chambres de fortune. Tout est tracé, repérable, identifiable. La nature semble soumise à l’usage que les hommes en font.
L’un d’eux (Michel) vient pour tuer. Et l’un qui venait pour aimer (Franck) s’aperçoit qu’il venait pour mourir. C’est là que se trouve la pente dépressive du film. Il y a quelque chose dans le désir qui glisse, aspiré par la nuit. Si le film s’entête à décrire la répétition de quelques jours d’été, il y a en lui le désir d’une fin. Autour du lac, on reste jusqu’à ce que le ciel s’assombrisse, et puis on rejoint l’invisible. Franck reste toujours un peu plus tard que les autres. La lumière est si belle, mais c’est la nuit qui gagne. Sublime dernier plan où son visage appelle dans l’obscurité celui qui viendra le tuer. On ne pouvait pas rêver de fin plus forte. Le film nous y prépare, par une série de plans magnifiques où la question est moins celle du visible et du caché que la façon dont les corps, qui croient entrer dans le paysage, sont en vérité parties intégrantes de celui-ci. On finit par ne plus chercher à les en dissocier : ce couple et ce bosquet vont de pair, ce rayon de soleil et ce râle, ce visage et ce buisson. Et, au lieu de laisser le scénario mettre une fin au film, c’est la mise en scène elle-même, c’est-à-dire la lumière, qui étreint l’histoire jusqu’à lui tordre le cou.
Antoine Mouton
L’inconnu du lac, de Alain Guiraudie. Sorti le 12 juin 2013, 97 minutes. Avec Pierre Deladonchamps, Christophe Paou, Patrick Dassumçao, Prix de la mise en scène Un certain Regard & Queer Palm 2013. Interdit au moins de 16 ans en raison de scènes très crues.