Jean-Marc Rochette a laissé ses pinceaux et ses crayons pour nous raconter sa retraite hivernale, loin du monde avec Au cœur de l’hiver aux éditions Les Étages. Un voyage en montagne et en intérieur.
« Ma vie n’a été jusqu’à aujourd’hui qu’une longue résistance, résistance d’enfance, résistance d’adolescence, je suivais un destin de brise-glace. Je sens la chaleur de cette femme allongée à mes côtés, j’entends sa respiration, la glace qui m’empêchait de vivre vient de fondre au fond de l’hiver. » Cette phrase au cœur du récit de Jean-Marc Rochette résonne comme un bilan, le bilan d’un homme de plus de soixante ans qui a trouvé enfin un équilibre. Celui de l’amour, en l’occurrence de Christine, son ancienne éditrice, beaucoup plus jeune que lui, qui est ce corps qu’il dessine en début d’ouvrage. Celui aussi de l’hiver et de cette vie volontairement recluse en montagne, dans une bâtisse coupée du monde pendant près de quatre mois. Processus accéléré par la pandémie, le dessinateur de romans graphiques bien connu des lecteurs d’Unidivers (Ailefroide, Le Loup, La dernière Reine) achève son retour à la montagne, un domaine où sa vie avait commencé jusqu’à un accident à l’âge de 18 ans. De Berlin où il a vécu, il a ressenti la cinquantaine passée la nécessité de revenir aux sources de sa vie, à ce qu’elle était quand adolescent il rêvait devant les cimes du massif des Écrins. Comme un voyage à rebours vers ce bleu « si particulier des hautes montagnes », ce bleu, partie intégrante et essentielle de ses livres et de ses peintures, qu’il a enfin obtenu en optant « pour différents pastels doux : indigo, cobalt et outremer ».
Là, à dix kilomètres du premier secours, au fond de haute vallée du Vénéon, dans un ancien hôtel transformé en navire prêt à affronter en totale autonomie, les tempêtes de l’hiver, Rochette semble avoir trouvé la sérénité. C’est là qu’il va dessiner des heures durant son dernier roman graphique, La dernière Reine1, c’est là qu’il va écrire ce superbe texte qui n’est pas un carnet de bord d’une existence rythmée par le rituel quotidien de survie mais plutôt le recueil de sensations, de sentiments, d’introspection face à une vie réduite à l’essentiel. La lumière qui luit sur les sommets, les avalanches qui menacent sans cesse les environs, les chutes de neige, les traces des animaux dans la neige, le sorbier oiseleur qui transforme un arbre en un fantastique garde manger pour oiseaux, s’égrènent au fil des pages, comme une chronique du temps qui passe, un temps suspendu à l’essentiel. Les œuvres dessinées ou peintes de Rochette réussissent à retranscrire la beauté de la nature. Ses mots prolongent ses toiles. Lui, à qui on avait prédit, en raison de sa dyslexie, un avenir manuel et qui pensait ne pouvoir jamais aligner deux phrases correctement, nous emmène à la fois vers de descriptions magnifiques où les noms propres des lieux, Ailefroide, Le Chéret, La Cime de Clot Châtel, pointes du Vaccivier, le plat du Carrelet, forment une cartographie imaginaire mais aussi vers des confidences plus intimes. « Le bleu du ciel », le ramène ainsi vers Berlin, où il n’était « plus question de nuages et de vent, plutôt peindre des trottoirs gris en espérant y retrouver la chaleur et la sensualité de l’asphalte », mais aussi vers cet accident de 1974, qui marquera sa rupture avec les sommets. Les souvenirs reviennent mais ils ne sont pas les seuls et, peu à peu, Rochette se livre en racontant aussi le présent, les rencontres, celles d’avec les voisins avant leurs départs, les peurs d’un environnement hostile et parfois meurtrier, les rituels a priori peu exaltants mais cadres d’une vie réglée sur la météo et ses caprices. L’isolement ouvre des portes, celles de l’amour, de la beauté, de l’intime, du sens de l’existence. Il ouvre les portes des mots pour le dire.
La narration se substitue ainsi aux images mais le lien avec les pinceaux demeure tel ce magnifique chapitre « Les loups » qui débute avec la découverte de « deux grandes taches de sang visibles de chaque côté du Vénéon ». Deux taches, comme un symbole d’un massacre perpétré par une meute. De ce simple constat, Rochette va nous raconter l’avant, ce que nous n’avons pas vu, mais qu’il reconstitue de manière exceptionnelle tel un cinéaste filmant l’attaque stratégique d’un troupeau de chamois. À la manière d’un dessinateur plutôt.
Les ponts sont nombreux ainsi entre ce métier dont il dit ne pas aimer les heures passées interminablement assis, penché sur sa table, et ce récit. On y découvre la genèse des romans graphiques, les années de vache enragée avant le succès inattendu du Transperceneige en Corée, puis ailleurs, mais aussi les prémices du Bestiaire des Alpes2, conçu dans une grotte dans l’attente de loups qui ne vinrent jamais. On apprend entre les lignes la création de la maison d’édition, Les Étages Éditions qu’imagine sa compagne à la suite de cet isolement, avec la vocation de publier des ouvrages sur la montagne. Les réflexions actuelles d’un homme mûr se mêlent ainsi au passé, la vie affective se conjugue avec la vie matérielle, le dessin se confond avec l’écrit. On pense alors que l’image du bleu du ciel présent sur les tous les ouvrages est le fil constant d’une existence où le brise-glace a laissé la place aux raquettes. Celles qui épousent le terrain. En douceur. En laissant des traces.
Au cœur de l’hiver de Jean-Marc Rochette. Les étages Éditions. 192 pages. Parution : 20 mars 2024. 20€.
1 Éditions Casterman. Suite à « l’affaire Bastien Vives », dessinateur accusé d’avoir tenu des propos pédopornographiques et interdit d’exposition à Angoulême en 2023, Rochette avait déclaré vouloir s’éloigner du milieu de l’édition regrettant « que la bande dessinée soit maintenant encadrée par un manuel du politiquement responsable, en d’autres termes ça s’appelle une surveillance de l’édition par des commissaires politiques ».
2 Ouvrage de Rochette paru également aux Les Étages Éditions, « la plus haute maison d’édition de France ». 120 pages de nouvelles et haïkus, illustrées de lavis naturalistes et d’aquarelles du Massif des Écrins. 29 €.
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