Jul, La Belle et la Bête et les sortilèges de la censure scolaire

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belle et bete jul

Le 18 juin 2025, sortira en librairie La Belle et la Bête dans une version illustrée et revisitée par Jul. Initialement prévu pour être distribué à 800 000 élèves de CM2 dans le cadre de l’opération « Un livre pour les vacances », le conte a été brusquement décommandé par l’Éducation nationale. En cause ? Un désaccord sur le ton jugé « trop adulte », une « lecture idéologique » de l’œuvre et des accusations de « censure ». Retour sur une controverse symptomatique de tensions plus profondes entre création artistique, politique éducative et débat public.

Et si on arrêtait de prendre les gens (y compris les jeunes) pour des cons (Jacques Rancière)

L’intention : revisiter sans trahir

Jul, dessinateur populaire connu autant pour Silex and the City que pour ses albums de Lucky Luke, a travaillé à partir de la version du conte écrite en 1756 par Jeanne-Marie Leprince de Beaumont. Sa démarche, selon ses propres mots, visait à « garder l’esprit du texte tout en y insufflant une lecture critique et contemporaine », en mettant en lumière des enjeux de genre, de domination, de peur de l’autre et d’émancipation.

L’édition, réalisée en partenariat avec la RMN-GrandPalais, s’inscrivait dans une logique patrimoniale et pédagogique, à l’image des éditions précédentes proposées aux élèves.

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Le retournement : une annulation politique

Mi-mars 2025, le ministère de l’Éducation nationale annonce l’annulation pure et simple de la commande. Elisabeth Borne, alors Première ministre, justifie ce retrait au nom de « la nécessité d’un accompagnement pédagogique rigoureux », et juge que la version de Jul « n’est pas adaptée à des enfants de 10 ans ». Elle évoque un « décalage de ton » et un « traitement ambigu des figures archétypales du conte ». La décision est prise sans concertation publique, ce qui déclenche une levée de boucliers dans le milieu culturel.

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Réactions : indignation et mobilisation

Jul dénonce alors une censure déguisée : « On me reproche de faire réfléchir des enfants », ironise-t-il sur France Inter. Dans la foulée, une pétition de soutien est signée par plus de 30 personnalités du monde littéraire, artistique et universitaire — parmi lesquelles Leïla Slimani, Édouard Philippe ou encore Pénélope Bagieu. Une vidéo collective circule sur les réseaux sociaux, dans laquelle chacun lit un extrait du conte, appelant à « laisser l’imagination libre et vivante ».

Des enseignants, de leur côté, expriment une gêne croissante face à ce qu’ils perçoivent comme une « infantilisation des programmes » et une « surpolitisation des choix pédagogiques ».

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Les griefs du ministère : réel souci pédagogique ou repli idéologique ?

Dans le détail, plusieurs points posent problème aux institutions :

  • Le style de Jul, mêlant humour absurde et références contemporaines, aurait été perçu comme trop éloigné du « niveau attendu » pour des élèves de CM2.
  • Les figures féminines, notamment celle de Belle, sont présentées comme actrices critiques de leur condition, ce qui pourrait troubler, selon certains, les « codes traditionnels du conte ».
  • La satire sociale sous-jacente — sur la laideur, la peur de l’animalité, les normes sociales — aurait été jugée trop subtile, voire subversive, pour une diffusion de masse à un jeune public.

Mais ces critiques pédagogiques ne masquent-elles pas un débat plus politique sur la liberté artistique dans les institutions de la République ? Jul, qui avait déjà déclenché des crispations en confrontant Lucky Luke au Ku Klux Klan, semble incarner un style d’auteur qui bouscule les conventions sans jamais basculer dans la provocation gratuite.

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Un révélateur de tensions contemporaines

Cette polémique renvoie à plusieurs lignes de fracture françaises :

  1. L’instrumentalisation croissante de la culture dans les politiques publiques. Le choix — puis le rejet — de cette œuvre illustre la difficulté à séparer ambition pédagogique et arbitrages idéologiques.
  2. Le rapport de l’école à la complexité. Doit-on préserver l’enfance de la polysémie ? Peut-on encore proposer à des élèves des textes riches, ambigus, ouverts ?
  3. La crispation autour du « réveil des imaginaires ». Le conte est un territoire hautement symbolique. En le réécrivant, Jul remet en cause des récits fondateurs, ce que certains perçoivent comme un geste politique déguisé.
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Et maintenant ? Un livre pour les vacances… mais pas pour les élèves

L’album sortira bien, mais en librairie. Les 800 000 exemplaires initialement destinés aux écoles ne seront pas distribués. Jul, fidèle à son humour pince-sans-rire, déclare : « Finalement, cette Belle-là n’ira pas en classe… mais elle saura se défendre dans la cour de récré. »

Ce qui devait être un conte est devenu une affaire d’État. À l’heure où l’école peine à susciter le goût de la lecture, le choix de censurer un livre plutôt que d’en discuter le contenu pourrait bien marquer un précédent.

À suivre :

  • Dédicace de Jul prévue au festival Partir en Livre en juillet.
  • Version commentée de l’album, incluant un dossier pédagogique indépendant, annoncée pour la rentrée.
  • Intervention prévue de Jul dans les médias pour défendre la pluralité des lectures en littérature jeunesse.
Eudoxie Trofimenko
Et par le pouvoir d’un mot, Je recommence ma vie, Je suis née pour te connaître, Pour te nommer, Liberté. Gloire à l'Ukraine ! Vive la France ! Vive l'Europe démocratique, humaniste et solidaire !