Dans ce quatrième opus consacré à Simenon, Edith et Bocquet mettent magnifiquement en images un huis clos familial où la mort et le désir se côtoient en permanence. Magnifique.
C’était écrit et chanté :
Avec un ciel si bas
Qu’un canal s’est perdu
Avec un ciel si bas
Qu’il fait l’humilité
Avec un ciel si gris
Qu’un canal s’est pendu
Avec un ciel si gris
Qu’il faut lui pardonner
Impossible de ne pas évoquer « Le plat pays », cette chanson de Jacques Brel dès les premières pages de cette adaptation graphique du roman de Georges Simenon. Un ciel si bas, un ciel si gris, ce roman « dur » qui mérite bien son qualificatif est en effet placé sous le signe de la grisaille. C’est la pluie, le vent que dessinent à la perfection Edith pour créer ce qui reste avant tout une histoire d’atmosphère. Il fallait ce décor et cet horizon sans limites pour un récit sombre, finalement plus noir que gris. Ce texte est un des premiers « roman-tout-court » qu’écrivît Simenon après s’être lancé dans le « roman populaire » puis le « roman semi-littéraire ». Il estimait après dix ans d’apprentissage pouvoir écrire de la « vraie littérature » sans le support d’une énigme policière et de son Maigret. S’inspirant d’un domaine agricole réel, dans le Limbourg belge, c’est un huis clos familial étouffant qu’il raconte avec son habituelle économie de mots.

Edmée, avec sa petite valise, son manteau noir de deuil et sa voilette devant les yeux, comme pour mieux se cacher, débarque de Bruxelles chez sa tante. Fille de médecin, orpheline depuis quelques jours, elle arrive dans la ferme, où son oncle vient de décéder lui aussi. A seize ans, elle fait connaissance avec sa nouvelle famille tante, cousins, cousines, aux codes totalement étrangers à sa vie urbaine. Hautaine ou timide, elle va se mettre en position de retrait, de supériorité, prétendant se plonger dans des livres de médecine.
La ferme est isolée au milieu de champs inondés par la pluie. Un canal, où passent quelques péniches, barre l’horizon. Le vent fait se ployer les arbres. Edith utilise la monochromie à la perfection pour envelopper le récit d’un voile étouffant. A l’exception de quatre pages plus lumineuses, l’humidité, le froid, l’engourdissement imprègnent le lecteur. C’est l’atmosphère qui prédomine, mettant à nu les personnages et leurs désirs les plus secrets. A l’exception de la tante, tous jouent un jeu dangereux entre Eros et Thanatos, un jeu qu’Edmée met en branle avec la perversité de l’adolescence à la découverte de l’amour. Jef, le cadet, à la silhouette et au visage impassible de Jacques Villeret, est attiré par Edmée. Frustre, il va devenir rapidement un jouet entre les mains de la jeune fille. Fred, le fils ainé, nouveau chef de famille, séducteur, hâbleur est celui vers lequel Edmée se tourne. Il est attirant, animé par une sexualité débordante, mais aussi repoussant, porteur d’une image de mâle dominateur. Edmée se débat avec le désir qui lui emplit le corps et le dégoût que lui procure cette attirance. Elle manipule Jef, elle se refuse à Fred. Dans ce lieu perdu, quand l’ennui domine, le sexe et la mort accidentelle ou provoquée, ne sont jamais loin. Edmée qui lève peu à peu le voile de son chapeau regarde et finalement soumet ce monde clos à ses pieds. Pour le meilleur mais aussi pour le pire.
Le scénario de Bocquet, qui a déjà adapté dans cette collection Le passager du Polarlys avec Christian Cailleaux au dessin, est tiré au cordeau, restituant parfaitement la violence des sentiments de personnages sombres et attirés par le mal. Comme souvent chez Simenon, même si on ne peut parler de roman policier, on attend un dénouement, un épilogue. Il intervient, dans le prolongement logique d’un drame en gestation dont le lecteur a aperçu toutes les étapes. La maison du canal est incontestablement l’un des meilleurs romans dur de l’écrivain de Liège. Loin de le desservir, l’adaptation graphique de Edith et Bocquet le met magnifiquement en scène, dans cette famille, qui rappelle à nouveau Jacques Brel (1).
« Faut vous dire, Monsieur
Que chez ces gens-là
On n’vit pas, Monsieur
On n’vit pas
On triche ».
La tricherie avec la vie, Simenon s’est ingénié son oeuvre durant à la montrer. Dans ce qu’elle a de plus noir.

La maison du canal de Edith (dessin) et Bocquet (scénario) d’après le roman de Georges Simenon. Quatrième tome de la collection Simenon. Éditions Dargaud. 96 pages. 22,95€. Parution : 26 septembre 2025
(1) « Ces gens là »
