AUSCHWITZ, CÔTÉ JARDIN… LE JARDIN DU LAGERKOMMANDANT D’ANTON STOLTZ

Anna Nebel est l’élégante épouse de l’Untersturmführer Hans Nebel, un homme qui occupe un grade modeste dans la hiérarchie militaire nazie, et qui reçoit l’ordre d’aller servir à Auschwitz en automne 1943. L’officier y tiendra la comptabilité et le fichier d’un camp de prisonniers. C’est du moins ce qu’il dira à sa femme maintenue jusqu’au bout dans l’ignorance de la nature du lieu d’internement et la finalité exacte de la mission que ses supérieurs lui ont confiée. Anna et leurs deux enfants, Joachim et Helmut, vont donc le suivre. Avec insouciance et confiance. C’est le début de l’hallucinant récit d’Anton Stoltz qui nous donne à voir la vie quotidienne d’un couple cantonné dans sa « villa » à deux pas du camp d’extermination d’Auschwitz.

le jardin du lagerkommandant anton stoltz

Anna sera l’unique narratrice du livre, une épouse d’officier dont la photo de couverture du roman choisie par l’éditeur pourrait bien être aussi la sienne : une femme d’une quarantaine d’années, posture altière, sourire laissant apparaître une dentition et des lèvres parfaites, mise élégante et soignée, cheveux blonds refermés sur un chignon impeccable, chapeau bibi de feutre noir légèrement incliné sur le front, manteau sombre et strict à l’encolure rehaussée d’une fourrure de renard élégante sans outrance, longs gants de cuir et petit sac à main, parfait stéréotype du mannequin des années 30 et 40. La femme de la photo n’est pas une inconnue quand on lit la légende : c’est Magda Goebbels, « archétype de la femme national-socialiste » précise le commentaire, épouse du redoutable Joseph Goebbels, cerveau de la propagande nazie et peut-être le plus acharné dans la chasse aux Juifs et leur persécution. Eh bien, imaginons ainsi Anna, fière de son mari, affichant des convictions raciales et une culture nationale-socialiste puisée dans les livres que lui met dans les mains Hans lui-même.

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Sur place, c’est le désenchantement qui gagnera vite l’esprit de l’officier et déstabilisera son épouse. Sa mission à Auschwitz – compter les morts du camp tel un banal employé d’état-civil – n’a rien d’exaltant, lui dit Hans, militaire SS aux ambitions étouffées par une hiérarchie autoritaire et aveugle. Hans n’a que mépris pour ses supérieurs immédiats et ce corps d’armée « remplis d’ignorants et de gens grossiers » quand ils ne sont pas « des soudards et des repris de justice » recrutés par le Reichführer Himmler lui-même. Ces officiers qui « n’ont pas même leurs certificats d’études primaires et n’ont jamais lu un livre de leur vie » le mettent en rage, lui le lecteur assidu de Kant et Hegel, issu d’une prestigieuse université allemande. L’homme gagné et ébranlé par les incertitudes s’interroge même sur les théoriciens de l’antisémitisme du Régime – « C’est un secret de polichinelle au sein du Corps qu’Heydrich avait des ancêtres juifs », et à douter de la victoire finale de l’Allemagne et du Führer « qui a vu trop grand en déclenchant le plan Barbarossa » engluant son pays dans la vaine et désastreuse campagne de Russie.

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Camp d’Auschwitz

C’est à côté de cet homme amer qu’Anna devra se composer une vie quotidienne à peu près supportable et élever ses enfants dans une « villa » située à proximité immédiate du camp de détention dont elle ne saura jamais la vraie nature jusqu’à la fin de la guerre. « Comme cette vie à Auschwitz est étrange ! Nous ne manquons de rien malgré les restrictions. J’ignore comment procède Hans, mais les résultats sont là : nous ne manquons pas même du superflu » dans une villa pourtant gagnée régulièrement et étrangement par des odeurs de brûlé comme celles du crématorium proche de leur demeure berlinoise. Les plaintes et interrogations d’Anna lui attireront les sarcasmes et moqueries du mari. Tout comme la remarque sur cette montagne de chaussures d’enfants qu’elle aperçoit non loin de chez elle…

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Pour combattre l’ennui d’un exil dans la campagne polonaise après sa vie animée de Berlin, Anna organisera réceptions, repas et concerts avec les autres familles d’officiers du camp. « Nous manquons d’une vraie salle de concert à Auschwitz » regrette Frau Leinman, « excellente musicienne, diplômée du Conservatoire de musique de Leipzig qui m’a donné un véritable cours sur les toilettes qu’il fallait porter à Auschwitz et les coiffures les plus adaptées en cette saison. » Anna retrouve alors un peu de son existence d’avant où s’échangeaient mondanités, indiscrétions et commérages. À commencer par les aveux à demi-mots de ces femmes oisives sur les infidélités de leurs maris avec… de jeunes prisonnières juives !

Les tâches quotidiennes de la maison d’Anna seront confiées à des « employées de maison » extraites du camp et mises à son service par l’entremise de son mari. Viendra ainsi s’occuper de la cuisine et des enfants une Polonaise, Elizabeth, une Bibelforscher, de ces Témoins de Jéhovah que Hans appréciait : « Ils ne volent ni ne fuient. Ils ne peuvent donc ni voler le Reich, ni le fuir, ni menacer sa sécurité », dit-il à Anna. Les nazis les distinguaient dans les camps en leur faisant porter le triangle violet. À la différence des Juifs affublés de la fatale étoile jaune que portera la Juive, jamais autrement nommée dans ce récit, venue travailler elle aussi au service de Madame pour s’occuper du ménage exclusivement, à l’écart, prudent, de Joachim et Helmut. Une Juive qui sera fatale à Hans.

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Un sous lieutenant ss (« untersturmfürhrer » en allemand) et sa femme

Pour meubler un peu plus son espace social, Anna imaginera un jardin de légumes et de fleurs, roses, iris et tulipes, comme celui qu’a su se faire aménager l’officier en chef et Lagerkommandant du camp, un jardin agrémenté d’une serre pour y faire pousser plantes et fruits de pays chauds qui rappelleraient au couple le jardin exotique du Friedrichsau d’Ulm qu’ils arpentaient tous les deux il n’y a pas si longtemps ! Après tout, pour faire pousser bien au chaud ces lointaines et frileuses cultures, le charbon ne doit pas manquer à Auschwitz… Et c’est Kreitz qui s’en occupera, à la demande de Hans. Une vieille connaissance ce Kreitz, il était l’un des témoins de leur mariage. Comme le monde est petit… et cruel. Hans, en l’apercevant dans le camp, eut honte de l’y rencontrer. Kreitz est un « mischling », un métis, « il n’est ni aryen ni juif » confiera Hans à Anna. L’attirer dans sa maison d’Auschwitz serait peut-être une façon de lui sauver la vie, pourquoi pas ? Kreitz parlera souvent avec Anna et, prenant en pitié son aveuglement, tentera de lui ouvrir les yeux : « Heureuse femme que vous êtes ! Vous ignorez que la terre déborde de morts et que le Ciel ne suffit pas à les accueillir. »

La fin du livre révélera un Hans capable du pire avec la Juive à son service, qu’il violera et tuera ensuite avec l’enfant, fruit du viol qu’elle porte dans son ventre, dans un dernier geste d’une atrocité absolue. Qui était donc mon mari ? se demandera une nouvelle et ultime fois Anna. « C’était un fanatique, mais un fanatique de l’idéal […]. Lorsqu’il apprit que le Lagerkommandant Hoess admirait les sectateurs de la Bible, qu’on surnommait « les vermisseaux de la Bible » pour leur foi sans concession, il en fut comme consolé. »

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Werner Wolff portant l’uniforme de SS (untersturmfuhrer) de la waffen, Russie

« Les Juifs occuperont toujours une place importante dans votre mémoire. N’oubliez jamais que ce sont eux qui vous ont fait naître à la conscience » lui dira un jour un pasteur désorienté par le parcours intellectuel et doctrinaire de cet homme étrange tout à la fois torturé dans sa tête et bourreau des Juifs.

Dans sa postface, Anton Stoltz commente ainsi cet hallucinant miroir à deux faces que fut la vie du couple Nebel à Auschwitz : « Pendant que dans l’enceinte du camp la mort est à l’œuvre, la « comédie » a cours dans l’univers domestique de Frau Nebel, dans ce monde protégé. Si on ne peut mettre sur le même plan ici les problèmes domestiques de Frau Nebel et les meurtres de masse qui sont commis à l’intérieur du camp, dissocier ces deux réalités serait une erreur. Car ce qui a lieu à l’intérieur comme à l’extérieur du camp constitue l’envers et l’endroit d’une même entreprise dissimulation de la vérité. Ici on se plaint des odeurs ; là-bas on brûle des corps. Comment le peuple allemand a-t-il pu se laisser contaminer à ce point par une idéologie criminelle et s’aveugler sur ses prétendues « vertus » ? Cette dizaine de mois passés par le couple Nebel – représentation quasi archétypale du couple nazi – à Auschwitz, alors que la situation militaire sur le front de l’Est est déjà difficile pour le IIIe Reich, montre l’emprise de cette idéologie mortifère que fut le nazisme sur ceux qui, « muets », « sourds », « aveugles » et « amnésiques », furent trop souvent les complices des bourreaux. » Tout est dit de ce sobre et terrifiant récit qui vient illustrer, parmi bien d’autres, la plus grande horreur du XXe siècle.

Anton Stoltz, Le jardin du Lagerkommandant, Éditions Maurice-Nadeau, octobre 2020, 191 p. Prix : 19 euros.

Anton Stoltz est né au Canada dans une petite ville universitaire, Sherbrooke, située au cœur des montagnes des Appalaches. Après des études en littérature, en histoire, et en économie, il a parcouru les cinq continents, où il a travaillé en tant que traducteur au sein de diverses entreprises et organisations. Partageant son temps entre l’Amérique du Nord, Paris, et le Luxembourg. Le jardin du Lagerkommandant est son premier roman.

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