« Chaque livre est une prise de sens », disait Jean Ricardou en théoricien du (nouveau) roman. Mais il est des livres qui, au-delà des abstractions intellectuelles et des ambitions esthétiques, vous saisissent à pleines mains – disons plutôt que nous les saisissons à pleines mains sans pouvoir les lâcher. Chaque livre, alors, est une rencontre. Il me plaît de dire ici que j’ai rencontré Hom Nguyen.

L’artiste franco-vietnamien, aujourd’hui âgé de 53 ans, mondialement connu et célébré, nous livre ici son portrait – son autoportrait sur la couverture du livre et son portrait par l’écriture. Il est né à Paris, d’une mère vietnamienne ayant épousé, après le désastre de Diên Biên Phu, un général de l’armée française qui l’emmènera avec lui à Paris avant de disparaître. Épouse abandonnée et sans ressources, elle vivra dans un petit logement ruineux du XVe, et la vie de l’enfant – né d’un père vietnamien de passage et très tôt envolé, qu’il ne connaîtra donc jamais – sera toute de pénurie, dont le dramatisme sera aggravé par l’accident dont est victime sa mère alors qu’il n’a que 6 ans, et qui va la laisser paraplégique. Alors il y a les « tontons » qui prennent soin de l’enfant, dont celui – compagnon de sa mère – qui lui offre une paire de rollers mirifique qui, tout en lui épargnant le prix inaccessible d’un ticket de métro, lui permet de circuler partout dans la ville, et surtout de briller par ses figures acrobatiques sur patins. Le voilà au milieu des bandes de quartier turbulentes, voire délinquantes, et seul l’amour infini de sa mère qu’il adore et vénère le sauvera et le mettra sur la voie de ce qu’il affectionne, lui qui achève sa scolarité dans un lycée professionnel où il est initié au dessin industriel : il n’a de cesse de dessiner Mais son ambition – sa vocation – va plus loin, plus haut. Depuis tout petit, Hom – Hin Hung Huu de son prénom, qu’il raccourcit et officialise en Hom – est un artiste du crayon et du stylo-bille : toute sa vie sa main et ses doigts s’activeront autour de pinceaux, crayons, fusains… au point d’en avoir des cornes :
« Regardez ma main droite : j’ai de la corne à l’index, au majeur et au pouce. C’est dû au frottement du pinceau. Je dois l’enlever au coupe-ongles, mais elle recommence à durcir. Parfois, j’éclate mes pinceaux sur la toile tellement j’appuie fort. »

Travaillant au fusain, au feutre gouache, à l’huile, voire au stylo, chacune de ses toiles apparaît tel un combat, un corps-à-corps avec la matière d’où surgit une volonté : révéler le plus profond de l’être humain à travers les traits et la couleur. Le choix des couleurs, les multiples couches de peinture, toujours épaisses, et la vivacité du geste transmettent, au–delà du visage, une vision de l’être humain derrière son apparence. Il y a toujours chez lui une transcendance du matériel, disons même une spiritualité. Car Hom Nguyen entend nous pousser à une réflexion sur la nature humaine, en révélant ce que la surface peut cacher.
Va-t-il, artiste connu et reconnu, deux années durant, travailler avec le docteur David Cohen, chef de service psychiatrique pour enfants et adolescents de la Pitié-Salpêtrière – inventeur de « l’Art-Thérapie » – et se pencher, notamment, sur les troubles de l’autisme ? C’est pour tirer cette leçon exemplaire :
« Il y a un côté social puissant à être là ensemble, vivants, présents. Mon rôle est de leur permettre de s’exprimer sans parler. Grâce au dessin, ils peuvent s’ouvrir, transformer leurs difficultés en force, trouver une nouvelle façon de s’en sortir, de reprendre goût à la vie. »
Il ne peint que des portraits, des visages, et devient célèbre justement pour cela, qu’il représente Michelle Obama ou Charles Aznavour (« Il y a chez lui une résilience, une bataille avec lui-même, qui me touche »), Aimé Césaire ou Édith Piaf. Très vite, les commandes affluent. Et lui qui, adolescent, gagnait quelque argent (un euro au départ, un million à l’arrivée) en tatouant des souliers – art délicat auquel il s’est perfectionné en allant à Tokyo observer le savoir-faire des tatoueurs, le voilà bientôt entouré de pots de peinture acrylique qu’il renverse sur d’immenses toiles à la façon d’un Jackson Pollock qu’il admire, maître du dripping. Sa technique est faite de couches compactes de peinture et de multiples traits entourant et croisant ses visages. On retiendra, parmi ses œuvres marquantes :
- Napoléon, commémoration du 250e anniversaire de sa naissance, Musée des Arts de la Citadelle, Calvi, 2019.
- Timbre Charles Aznavour, réalisé à l’occasion du centenaire de sa naissance, 2024.
- Portraits de Charles Aznavour, Musée de la poste, Paris, 2025
- La Vie en rose, portrait d’Édith Piaf (hôpital Tenon – où Édith est née –, Paris, 2019), une femme dont il entendait révéler sur chaque trait de son visage la vie difficile et tourmentée dans laquelle il reconnaissait, sans doute, une part de la sienne :
« J’aime Piaf, pour la joie qu’elle apportait à ma mère…, pour tout ce qu’elle représentait. En peignant son portrait, j’ai gardé de sa personnalité une espèce de folie, une forte mélancolie et une grande dignité. »

Et ce qu’il voit, lui, que ses camarades appelaient « le Chinetoque » et qui a survécu aux railleries ou aux exclusions racistes, en faisant, comme il dit, profil bas, ce sont tous ces talents venus d’ailleurs et qui font la grandeur et la gloire du pays où il est né : « Piaf…, Gainsbourg, Dalida, ces personnages emblématiques de la chanson, qui sont autant de symboles de la France ». Après tout, qui a le mieux chanté Paris que Francis Lemarque (alias Nathan Korb) et Yves Montand (alias Ivo Livi), ou la France paysanne que Jean Ferrat (alias Tenenbaum) dont le père mourut à Auschwitz ? Hom Nguyen est partie prenante de cette gloire de la France. Et il va jusqu’à glorifier son armée à travers sa peinture des soldats de la Légion étrangère, un hommage des plus émouvants : « Vous êtes un portrait de France », leur lance-t-il.
Et puis tant de visages « asiatiques » (comme il aime à dire), jeunes ou vieux (les vieillards vietnamiens sont les plus beaux du monde, dit-il), d’où il ressort toujours une sérénité teintée de mélancolie, une empreinte zen, d’ailleurs fort appréciée au Japon où Hom expose ses œuvres, tant applaudies. Il explique ce choix, cette prédilection pour l’Asie, et ce qu’il en retire éthiquement et esthétiquement :
« Pourquoi ne dessiner que des Asiatiques ? Je pense qu’au début, c’est parce que je n’ai pas vécu les histoires que me racontait ma mère, qui se remémorait le Vietnam avec beaucoup de tristesse et de mélancolie. Alors j’ai essayé de traduire ça en dessin à travers des personnes imaginaires. En dessinant ces visages typés, mats de peau, j’ai l’impression de voir les miens, et ça me procure une grande paix intérieure, même lorsque j’évoque la guerre. Je ne suis pas militant, j’ai simplement trouvé une sérénité, une sagesse à travers les Asiatiques. »
L’Asie reste pour lui ce Vietnam, qu’il connaîtra adulte et qui le ravira, retrouvant l’âme de sa mère, et son amour, au point de ne pouvoir, en l’évoquant, retenir ses larmes (« Chaque fois que ma mère me parlait du Vietnam, elle pleurait, et j’ai opéré une sorte de transfert »). Il en a tiré aussi une leçon de conduite qu’il aime à répéter :
« Au Vietnam, on se met rarement en colère en public, on ne se tape jamais dessus, ça change de Paris ! Je me retrouve aussi dans ce sang-froid. »
Son style a été qualifié de « figuration lyrique » par l’historienne de l’art Céline Berchiche ». On ne pouvait mieux dire et cela restera, peut-être, comme le nom d’un nouveau mouvement d’art contemporain.

Par-dessus tout, on reste interdit, ébahi, plein d’admiration devant chacune de ses toiles. De la beauté avant tout, et aussi tellement d’émotion. Hom Nugyen, en nous racontant sa vie et son parcours jusqu’à la gloire, pour peu qu’on regarde quelques-unes de ses œuvres, ne cesse de nous émerveiller. On lui laissera le soin de conclure avec la magnifique profession de foi de celui qui se définit comme « une combinaison de volonté, d’ambition et de travail » :
« Je n’ai pas forcément toujours cru en moi, mais j’ai toujours rêvé. Et mes rêves m’ont amené à faire ce que je fais aujourd’hui. Ce serait cliché de dire : ‘’Aie confiance en toi’’, ‘’Bats-toi’’, ‘’Crois en toi’’… La vie quotidienne, la politique, la société génèrent un stress qui peut faire perdre son rêve. Le temps abîme, mais il faut le garder coûte que coûte : seul le rêve est important. »
Hom Nguyen, Ma vie d’Hom – L’artiste aux mille traits (avec la participation de Jennifer Lesieur). Éditions Robert Laffont, 186 p., 19 €. Parution : 2025
