Il faut d’abord se défaire d’un malentendu : Mektoub, My Love : Canto Due n’est ni une suite classique, ni un simple prolongement de Canto Uno. Abdellatif Kechiche ne raconte pas « la suite de l’histoire » ; il en retourne la mémoire. Le film fonctionne comme un chant en miroir, une reprise inversée, presque un négatif photographique. Là où Canto Uno exaltait un présent hédoniste, solaire, dilaté jusqu’à l’ivresse, Canto Due en organise la retombée, la fatigue, la mélancolie — et, progressivement, la décomposition.
Note : ★★★☆☆ (3/5)
Et pourtant, ce qui frappe d’emblée, c’est la maîtrise. Mise en scène très sûre, jeu d’acteurs impeccable, cadrages superbes ; Kechiche sait filmer un groupe, une lumière, un restaurant, un bar, une plage, un repas, comme s’il avait inventé le réalisme sensuel à lui tout seul. Il y a là un vitalisme puissant, presque physique. Des corps qui sans cesse bougent, rient, s’observent, se frôlent, s’ennuient aussi — et qui, surtout, vivent. On pourrait même parler d’un jeu spontané et solaire, d’une jeunesse en mouvement, dont le cinéaste capte les micro-variations avec une acuité rare.
La contrepartie est connue, et elle se redouble ici. Kechiche filme parfaitement les corps, mais avec une insistance parfois gratuite sur les fesses et les poitrines des femmes. C’est précisément cette ambivalence — fascination, sensualité, et parfois simple insistance — qui continue de rendre son cinéma à la fois magnétique et discutable.
Le choix même du mot canto est décisif : il ne renvoie pas à une logique narrative, mais à une structure musicale, faite de motifs, de variations, de reprises et de dissonances. Kechiche ne poursuit pas son récit ; il le fait vieillir. L’épigraphe empruntée à Pessoa — « Passe, oiseau passe, et apprends-moi à passer » — annonce le programme, autrement dit le passage, la finitude, la conscience du terme. Le dispositif de Canto Uno est rejoué, mais déplacé avec des mêmes lieux, mêmes visages, mêmes musiques parfois, mais une lumière différente, un soleil plus bas, une nuit plus lourde. Le vélo d’Amin ne mène plus vers l’élan, mais vers la séparation ; la fugue de Bach ne célèbre plus la plénitude, elle scande le destin. De là vient sans doute l’une des tensions essentielles du film. Il promet une continuité, mais travaille en réalité une rupture. On ne revient pas dans Mektoub comme on revient à une fête, on y revient comme on revient dans un souvenir, et un souvenir n’est jamais fidèle.
Le problème, c’est qu’après deux premières scènes très réussies, la promesse lentement mais sûrement se délite. Non pas parce que Kechiche perd sa main — au contraire, il filme toujours très bien — mais parce que le scénario paraît creux, indigent, parfois presque absent. La dilatation du temps, chez lui, peut produire un sentiment d’hypnose. Ici, elle produit souvent une sensation plus sèche : l’impression d’être prisonnier d’un film très bien exécuté… pour très peu de matière. C’est alors que l’objet devient paradoxal : la virtuosité formelle persiste, l’énergie des corps aussi, mais l’architecture dramatique semble se dérober. On finit par se surprendre à penser… tout ça pour cela. Et cette vacuité n’est pas seulement narrative ; elle est aussi affective. Le film travaille la mélancolie, certes, mais souvent sans lui donner un véritable ressort — comme si la nostalgie était devenue un système, un automatisme.
Un point, en revanche, s’impose avec intérêt, le film dessine un espace curieusement non patriarcal. C’est même l’une de ses surprises les plus intéressantes. Les garçons — d’origine et qui interprètent des Maghrébins — apparaissent souvent comme des figures de douceur, de soin, d’attention. Ils sont très tendres avec les filles, moins dans une posture de conquête que dans une forme de disponibilité, parfois maladroite, parfois belle. Le seul véritable représentant d’un patriarcat explicite, c’est le mari de l’actrice américaine, un producteur, riche, prescripteur, organisateur des rôles, des regards, des corps. Autrement dit; la domination n’est plus ici seulement une affaire de genre, mais aussi de classe, d’industrie et d’argent. Elle est l’ombre portée du cinéma lui-même.
C’est là que la dimension polémique du film devient impossible à éviter. Kechiche arrive après La Vie d’Adèle et les accusations, les récits de tournages éprouvants, la question d’une direction d’actrices jugée contraignante et sexualisante. Canto Due ne répond pas frontalement. Mais il semble parfois écrire en creux une réponse.
L’actrice américaine — par certains traits physiques, par son statut, par sa manière d’être filmée, par sa fragilité sous un mari-producteur — évoque à demi-mot une figure proche de Léa Seydoux : star, corps scruté, contrainte, surdéterminée par un dispositif qui la dépasse. Une conversation au sujet des réalisateurs et producteurs avec Amin semble faire écho à ces griefs. On se demande alors si Kechiche ne mettrait pas en scène, sans le dire, une forme de conscience, voire un vague geste de repentance ? Autocritique réelle ou simple recyclage dramaturgique du scandale ? Le film, comme souvent chez lui, laisse l’ambivalence ouverte — et c’est précisément ce qui dérange. Car le regard reste insistant. Il s’est peut-être fêlé, il s’est peut-être assombri, mais il demeure.
L’irruption de Jessica et Jack — actrice et producteur américains — agit comme un dérèglement du petit cosmos sétois. Avec eux reviennent l’argent, les rapports de classe, la fabrique du cinéma. Et le film, alors, se met à glisser du marivaudage au soap, du naturalisme au feuilleton, puis au polar. C’est peut-être là que surgit l’impression la plus déroutant, celle de voir une saison du feuilleton télévisuel populaire Plus belle la vie que Kechiche aurait tenté de dramaturgiser à la façon d’Ingmar Bergman avec à la photo un Larry Clark méditerranéen. Un mélange de trivialité populaire et de gravité fabriquée, d’affects surexposés et de vagues intentions métaphysiques. La collision peut être à certains endroiits fascinante ; elle est aussi majoritairement épuisante.
On peut défendre la longueur comme une esthétique. Kechiche étire pour faire sentir les rapports de domination, pour user le temps, faire exister le moindre détail. Mais ici, l’étirement ressemble trop souvent à une absence de nécessité. Le film fatigue davantage qu’il n’hypnotise. Il finit par ressembler à sa propre thèse. L’été s’épuise, les corps se lassent, le désir se répète. Sauf qu’à force de filmer cet épuisement, le film le transmet au spectateur sans toujours le transmuter en émotion.
Le dernier acte, plus chaotique, plus violent, plus institutionnel (police, hôpital, armée), cherche une rupture. Il y parvient mais par effraction, comme un voleur. Comme un voleur en proie à une étrangeté. Canto Due veut conclure sans conclure, accélérer après avoir tant ralenti, dramatiser après avoir tant flotté.
Il reste, au final, un sentiment étrange, doux-amer. Un film très bien exécuté mais creux. Une œuvre déroutante, parfois brillante, parfois terriblement ennuyeuse. Magnétique à quelques rares instants, mais… ennuyant.
Ce qui sauve Canto Due d’un rejet pur et simple, c’est qu’il a malgré tout la grâce des choses imparfaites mais sincères. Un geste de cinéaste qui filme encore comme peu savent filmer, même lorsqu’il se perd dans ses propres manies. Un chant II, non pas triomphant, mais crépusculaire. Le soleil est là, oui, mais il est bas, et l’on comprend qu’il n’éclairera plus longtemps.