« La nature ne pouvait pas prendre de risque plus grand que de laisser naître l’homme. » En choisissant cette phrase terrible de Hans Jonas, extraite du Principe de responsabilité, pour ouvrir leur ouvrage Une mer sans poissons, l’océanographe Philippe Cury et le journaliste scientifique Yves Miserey donnent le ton : il ne s’agit pas de surfer sur un catastrophisme de mode, mais de prendre acte d’une responsabilité humaine à l’échelle planétaire. La manière dont nous pêchons, mangeons et gérons la ressource halieutique engage désormais l’avenir de l’humanité.
Publié en 2008, leur livre a déjà quelques années. Pourtant, hélas, il n’a rien perdu de son actualité. Les données accumulées depuis n’ont pas démenti leur diagnostic : l’océan n’est plus ce réservoir inépuisable imaginé au XXe siècle. Il est devenu l’un des espaces les plus fragilisés par nos excès.
Une inquiétude ancienne : des premières alarmes aux modèles de gestion
La surpêche n’est pas seulement un problème né avec le chalut industriel et le GPS. Dès le XVIIIe siècle, François Le Masson du Parc, inspecteur des pêches de Louis XV, s’inquiétait de l’usage de filets à mailles trop petites, qui capturaient poissons juvéniles et espèces non ciblées. Au XIXe, quelques savants esquissent les premiers modèles mathématiques de gestion des stocks, tentant de concilier captures et renouvellement des populations marines.
Au XXe siècle, la réflexion se mondialise. La FAO (Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture) commence à suivre de près l’état des pêcheries et à développer des modèles de plus en plus fins : rendements maximaux soutenables, biomasses cibles, mortalité par pêche… L’idée s’impose peu à peu qu’il ne suffit pas de « protéger un peu » ou d’arrêter ponctuellement de pêcher pour que la mer se régénère comme par magie. Les espèces marines ont une grande fécondité, mais pas une invulnérabilité illimitée.
Les chalutiers, bulldozers des mers
Cury et Miserey décrivent avec précision ce que l’on ne voit pas depuis le quai ou l’étal du marché. Les grands chalutiers modernes ne se contentent pas de « suivre » les poissons. Leurs filets dérivants peuvent ratisser les fonds sur plusieurs kilomètres, arrachant au passage tout ce qui vit : espèces ciblées, poissons non commercialisables, tortues, phoques, requins, dauphins. Le fond marin lui-même – coraux d’eau froide, éponges, habitats complexes – est labouré comme un sol que l’on retournerait à coups de bulldozer.
En 1977, on estimait déjà à 27 millions de tonnes la masse d’animaux marins rejetés morts ou agonisants pour une capture totale de 77 millions de tonnes. En Mer du Nord, à la même époque, plus de 580 000 tonnes de prises étaient rejetées chaque année, soit plus de 20 % des captures. C’est comme si, pour prélever un chevreuil, l’on décidait de tuer tous les animaux de la forêt, puis de jeter les cadavres jugés inutiles.
Surcapacité chronique : quand la technique démultiplie la pression
La FAO alertait dès les années 1970 : il y avait déjà deux fois trop de moyens de pêche par rapport à une exploitation durable de la ressource. Depuis, la course à l’armement technologique s’est poursuivie : radars et sonars ultra-performants, cartographie fine des fonds, congélation à bord, géolocalisation en temps réel des bancs de poissons.
Un chiffre résume cette accélération : un thonier de même taille, qui pêchait environ 2 000 tonnes par an dans les années 1970, peut en capturer aujourd’hui jusqu’à 14 000. En quelques décennies, la puissance de pêche à jauge constante a été multipliée par un facteur qui n’a plus rien à voir avec la capacité naturelle de renouvellement de l’océan.
Les évaluations récentes confirment d’ailleurs la tendance : la FAO estime qu’environ un tiers des stocks mondiaux évalués sont désormais surexploités, tandis que la part des stocks encore pêchés dans des conditions biologiquement durables recule lentement. La bonne nouvelle est que, dans les zones où une gestion stricte et basée sur la science est mise en place, certains stocks se reconstituent. La mauvaise est que ces zones restent encore minoritaires à l’échelle du globe.
Des inégalités criantes : qui mange vraiment le poisson du monde ?
Un autre constat, que Cury et Miserey rappellent, mérite d’être médité : la répartition de la consommation de poisson est profondément inégale. Au début des années 2000, sur 104 millions de tonnes de poissons destinés à l’alimentation humaine, seules 7 millions étaient consommées sur le continent africain. Les populations les plus pauvres, pourtant souvent les plus dépendantes au poisson pour leurs apports en protéines, voient leurs eaux exploitées par des flottes lointaines dont les captures repartiront ensuite vers des marchés étrangers plus solvables.
Autrement dit, la mer nourrit davantage ceux qui pourraient s’en passer que ceux qui en ont le plus besoin. Le désastre halieutique est aussi un désastre social et alimentaire.
Aquaculture : solution d’avenir ou fausse bonne idée ?
Face à l’épuisement des stocks sauvages, l’aquaculture a souvent été présentée comme l’alternative miracle. La réalité est plus nuancée. Certes, l’élevage de poissons et de crustacés a permis d’augmenter l’offre globale et de stabiliser, sur le papier, les quantités disponibles. Mais cette « solution » a un coût écologique et sanitaire non négligeable.
Les élevages intensifs utilisent des aliments concentrés, souvent élaborés à partir de poissons sauvages réduits en farine ou en huile. Ils recourent à des molécules et à des activateurs de croissance qui peuvent générer des pathologies, potentiellement transmissibles aux populations sauvages. Les excréments et les résidus alimentaires enrichissent localement les eaux en nutriments, provoquant parfois des déséquilibres écologiques (zones eutrophisées, proliférations d’algues…).
Là encore, tout dépend des pratiques : certains élevages, bien contrôlés, limitent ces impacts et réduisent la pression sur des stocks très fragilisés. D’autres, à l’inverse, déplacent simplement le problème sans le résoudre, en transformant des ressources marines en « aliments » plutôt qu’en produits directement consommés par l’être humain.
Gouverner la mer : de la FAO aux ZEE, des ORP au MSC
Conscients de ce risque systémique, les États ont tenté, depuis plusieurs décennies, de structurer la gouvernance des océans. En 1982, la convention de Montego Bay sur le droit de la mer, entrée en vigueur en 1994, établit notamment les zones économiques exclusives (ZEE), dans lesquelles chaque État côtier dispose de droits souverains pour l’exploitation des ressources. Bonne nouvelle sur le papier, mais non dépourvue de risques : la délimitation des ZEE a ravivé ou créé des tensions géopolitiques, et le contrôle des activités au-delà de ces zones reste très limité.
Pour gérer les stocks migrateurs ou partagés, des Organisations régionales de gestion de la pêche (ORP) ont été mises en place. Elles ont pour mission de fixer des quotas, des saisons de pêche, et de coordonner les États concernés. Leur efficacité varie cependant fortement selon les régions : manque de moyens de contrôle, pression des lobbies, divergences d’intérêts entre pays du Nord et du Sud.
À côté de ces structures interétatiques, des dispositifs privés ou mixtes ont émergé. C’est le cas du Marine Stewardship Council (MSC), créé en 1997, qui délivre un label aux pêcheries engagées dans une gestion durable. Le MSC travaille sur trois axes : état des stocks, impact sur l’écosystème, et qualité de la gestion. Des dizaines de pêcheries et des milliers de produits portent aujourd’hui le petit poisson bleu de ce label. Il ne résout pas tout, mais il a contribué à instaurer un langage commun autour de la « pêche durable ».
Plus récemment, la question des subventions à la pêche – notamment celles qui encouragent la surcapacité des flottes – est devenue un enjeu de négociation internationale. L’idée est simple : on ne peut pas d’un côté financer l’augmentation de la pression de pêche, et de l’autre prétendre défendre la durabilité des océans.
Le GEO-4, un tournant dans la prise de conscience
Le rapport Global Environment Outlook 4 (GEO-4), publié par le Programme des Nations unies pour l’environnement, a constitué un jalon important. Il formulait déjà, il y a près de vingt ans, quatre recommandations majeures, que Cury et Miserey reprennent :
- Réduire les capacités de pêche – c’est-à-dire le nombre de bateaux, leur puissance, leur équipement, pour revenir à un niveau compatible avec la reproduction des stocks.
- Mettre en place des incitations économiques pour pêcher moins et mieux : quotas individuels transférables, fiscalité adaptée, soutien aux pratiques sélectives.
- Appliquer une approche écosystémique de la pêche, en cessant de considérer les stocks espèce par espèce, comme si l’on pouvait isoler une population du reste de la chaîne trophique.
- Créer et renforcer des réserves marines, véritables « zones de repos » pour la biodiversité, où la pêche est interdite ou très fortement limitée, permettant aux populations de se reconstituer.
Ces pistes n’ont rien perdu de leur pertinence. On sait aujourd’hui que là où de véritables aires marines protégées sont instaurées et respectées, la biomasse de poissons peut fortement augmenter en quelques années, irradiant même les zones voisines où la pêche reste autorisée.
Catastrophisme ou lucidité ?
Le titre du livre de Cury et Miserey comme celui de cet article posent une question qui revient souvent dès que l’on parle d’environnement : s’agit-il d’un catastrophisme outrancier ou d’une mise en garde nécessaire ? La réponse, à la lecture des données et des tendances, incline nettement vers la seconde option.
Oui, des efforts ont été faits. Certaines pêcheries se sont redressées grâce à une gestion stricte, des quotas basés sur la science, une meilleure surveillance. Oui, des labels comme le MSC, des ORP plus actives, des négociations sur les subventions montrent que la communauté internationale ne reste pas totalement passive.
Mais dans le même temps, la proportion de stocks surexploités a fortement augmenté depuis les années 1970. Les capacités de pêche restent, dans bien des régions, largement supérieures à ce que l’océan peut supporter. Les inégalités Nord/Sud dans l’accès à la ressource restent criantes. Et le changement climatique, en modifiant la température et la chimie des océans, ajoute une couche d’incertitude supplémentaire sur la distribution et la productivité des espèces.
Parler d’un risque de « mer sans poissons » n’est pas une figure de style apocalyptique. C’est une manière de dire que, si rien n’est fait pour réduire la pression globale et réorienter les pratiques, l’océan pourrait cesser d’être cette source majeure de nourriture et de travail pour des centaines de millions de personnes.
Pour une responsabilité partagée, de la haute mer à l’assiette
La force du livre de Cury et Miserey est de rappeler que cette question n’est pas réservée aux conférences internationales ou aux doctes rapports. Elle concerne directement notre quotidien :
- les choix politiques qui définissent les quotas et les aides publiques à la pêche et à l’aquaculture ;
- les choix industriels des grandes flottes et des transformateurs ;
- les choix collectifs de gouvernance des océans (ORP, conventions, accords sur les subventions) ;
- et, plus modestement, nos choix de consommation : provenance des poissons, saisonnalité, labels, diversification des espèces que nous acceptons de manger.
Hans Jonas nous invite à penser une éthique de la responsabilité à l’échelle de l’espèce humaine. L’océan, par sa fragilité désormais documentée, en est un test grandeur nature. Entre catastrophisme et déni, il existe un chemin étroit : celui d’une lucidité active, qui reconnaît la gravité de la situation mais s’en sert pour transformer en profondeur nos manières de produire et de consommer.
« Une mer sans poissons » n’est pas une prophétie qu’il faudrait contempler avec fatalisme. C’est un scénario-limite, un avertissement adressé à des sociétés qui ont longtemps cru que l’océan était trop vaste pour être abîmé. Il reste encore du temps pour éviter qu’il ne devienne réalité. Mais ce temps, lui aussi, est une ressource qui se raréfie.
Actualisation 2024–2025 – Depuis la parution d’Une mer sans poissons (2008), les grands bilans de la FAO et de la Plateforme IPBES confirment la tendance décrite par Philippe Cury et Yves Miserey : environ un tiers des stocks marins sont désormais surexploités à l’échelle mondiale, et la proportion de stocks durablement exploités diminue lentement. Quelques régions bien gérées montrent toutefois qu’un redressement est possible.
Au plan politique, deux avancées majeures ont vu le jour : le traité des Nations unies sur la haute mer (BBNJ), qui doit permettre la création de grandes aires marines protégées au-delà des juridictions nationales, et l’accord de l’OMC sur les subventions à la pêche, entré en vigueur en septembre 2025, qui vise à limiter les aides publiques alimentant la surcapacité de pêche. Autant de signaux que l’alerte lancée par Cury et Miserey n’était pas un catastrophisme de circonstance, mais une anticipation lucide d’un enjeu désormais central des politiques maritimes.
Pour aller plus loin
Philippe Cury, Yves Miserey, Une mer sans poissons, Calmann-Lévy, 2008, 286 p., EAN 9782702138687.
Ressources en ligne :
– Les actions des ORP : taaf.fr – organisations régionales de gestion de la pêche
– Le MSC et ses rapports : msc.org
– Informations sur l’état des stocks et la convention de Montego Bay : Geoconfluences – Montego Bay
– Données et analyses globales sur la pêche : site de la FAO (rubrique Fisheries & Aquaculture).
— Bloom association
Ouvrages complémentaires :
– Charles Clover, Surpêche : L’océan en voie d’épuisement, Demopolis, 2008, 354 p.
– Stéphan Beaucher, Plus un poisson d’ici 30 ans ? Surpêche et désertification des océans, Les Petits Matins, 2011, 352 p.
– Didier Gascuel, Pour une révolution dans la mer : de la surpêche à la résilience, Actes Sud, 2019, 544 p.
– Didier Gascuel, La pêchécologie : manifeste pour une pêche vraiment durable, Quae, 2023, 96 p.
Bonnes et fructueuses lectures à toutes et tous.
