Liquidation de Coop Breizh : un naufrage culturel aussi prévisible que symbolique

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Le 17 juin 2025, la Coop Breizh a été placée en liquidation judiciaire par le tribunal de commerce de Brest. Treize salariés licenciés, une librairie fermée à Lorient, des centaines de titres en suspens, des stocks confisqués, des éditeurs abasourdis. C’est toute une part de l’écosystème culturel breton qui s’effondre, dans une indifférence relative. Mais cette disparition soulève trois questions majeures : était-elle évitable ? Et qui, aujourd’hui, décide de ce qui mérite d’être sauvé ? Et pourquoi ?

Coop Breizh : un pilier structurel du renouveau de la culture bretonne

Fondée en 1957 à Spézet, Coop Breizh a longtemps fait figure de bastion culturel. Librairie, éditeur, distributeur, diffuseur : elle fut le trait d’union entre les créateurs culturels bretons — auteurs, éditeurs, musiciens — et leurs publics. Elle assurait la diffusion de plus de 60 maisons d’édition dans près de 1 500 points de vente. Elle portait un catalogue enraciné, attentif à la langue bretonne, à l’histoire populaire, aux musiques régionales.

Mais depuis plusieurs années, les signes de fragilité se multipliaient : fermetures de points de vente, arrêt de la production musicale, déficit récurrent. Malgré un chiffre d’affaires en hausse, les équilibres ne tenaient plus. En septembre 2024, le redressement judiciaire est prononcé. La lenteur de la procédure finit de dissuader les repreneurs. En juin 2025, la Coop Breizh est liquidée.

Une faillite logique dans un monde qui abandonne ses librairies ?

Certains diront que cette disparition était inéluctable. Les ventes de livres neufs chutent. Les librairies ferment. Les habitudes de lecture se déplacent vers le numérique ou se diluent. Dans un contexte de fragmentation du lectorat, de concentration des ventes sur quelques titres best-sellers et d’extinction lente du modèle de diffusion mutualisé, la liquidation de Coop Breizh est-elle vraiment un accident, ou simplement un effet retardé d’une tectonique générale? En réalité, la crise est double. Elle est économique, mais aussi générationnelle et symbolique.

Une jeunesse plus distante de la culture bretonne traditionnelle ?

Il faut poser la question sans détour : les jeunes lecteurs d’aujourd’hui achètent-ils encore des livres sur la Bretagne ? Moins qu’avant, assurément.

La lecture plaisir recule chez les 15–24 ans, comme le montrent les baromètres du CNL. Mais au-delà de cette tendance générale, ce sont les formes narratives traditionnelles de la culture bretonne qui semblent moins toucher cette génération. La langue bretonne n’est plus transmise massivement. Les récits historiques régionalistes, les monographies locales ou les ouvrages en breton ont peu d’écho hors de cercles restreints.

Pour autant, la bretonnité n’a pas disparu des imaginaires jeunes. Elle se déplace. Elle s’incarne dans les esthétiques celtiques revisitées, dans des récits de fantasy bretonne, dans les formes hybrides du rap local ou dans la BD contemporaine à l’image de Fox-Boy. Là où elle parle le langage du présent, elle trouve encore un public. Mais Coop Breizh, comme d’autres structures anciennes, n’a pas su ou pas pu accompagner ce tournant.

Le choc des éditeurs, la colère des auteurs

Les éditeurs diffusés par Coop Breizh encaissent la perte. Stocks saisis, factures impayées, droits d’auteur évaporés. Le liquidateur LH Associés considère que les livres non réclamés avant le 22 décembre 2024 font partie de la liquidation — ce que de nombreux éditeurs contestent, invoquant leur droit de propriété sur les œuvres. Pire : ces stocks pourraient être revendus à des prix cassés, concurrençant les maisons mères sur leur propre catalogue. Les auteurs, eux, se retrouvent dans l’angle mort. La plupart ne percevront rien sur les dernières ventes. Certains titres sortiront du circuit. Les droits patrimoniaux seront juridiquement préservés, mais dans les faits, des pans entiers de la culture bretonne risquent l’effacement silencieux.

Vers une reconstruction ou un abandon ?

Il ne s’agit pas de pleurer un passé idéalisé. Il s’agit de constater qu’une structure de diffusion non-substituable vient de disparaître. La mutualisation culturelle, à l’ancienne, est désormais perçue comme obsolète. Mais, pour l’instant, aucune alternative collective cohérente ne semble pouvoir prendre le relais. Or, la disparition de Coop Breizh ne touche pas qu’une entreprise. Elle fragilise tout un tissu d’acteurs indépendants : éditeurs, libraires, imprimeurs, auteurs, musiciens, traducteurs, correcteurs. Ce que la faillite emporte, c’est un modèle. Une idée du service culturel au territoire. Un outil d’accessibilité et de pluralisme. Est-il possible d’en imaginer et concrétiser un nouveau ?

Et la Région Bretagne dans tout cela ?

Pourquoi la Région n’a-t-elle pas soutenu Coop Breizh ? Car elle l’a fait par le passé. Elle l’aurait pu à nouveau.

Mais depuis une décennie, les soutiens culturels régionaux obéissent à des critères stratégiques propres. Promotion de la langue et de la culture bretonne (et aussi gallo, mais avec bien moins d’ardeur…), innovation artistique, impact territorial, ancrage numérique, proximité de valeurs politiques : autant de filtres qui orientent les financements régionaux de la culture dans une certaine logique, avec des choix qui posent parfois question, voire traduisent une inéquité de traitement.

Coop Breizh, en dépit de son rôle historique et de son inscription dans la promotion de la culture (en réalité, des cultures) et de la langue bretonne – qui est au coeur de la communication de la Région Bretagne, – n’était plus perçue comme innovante ni en phase avec les attentes actuelles. Sa ligne éditoriale s’était diluée, sa gouvernance stagnait et aucun projet viable de relance n’a été présenté dans les temps. Dès lors, l’inaction du Conseil régional n’a rien d’illogique quand bien même elle déçoit certains acteurs de la bretonnitude. Peut-être même a-t-elle un objectif : recréer une structure mieux accordée…

De fait, certains acteurs du livre, et au-delà, avancent l’hypothèse que la Région aurait laissé Coop Breizh s’éteindre afin de voir émerger une structure plus alignée avec ses orientations politico-culturelles. Une sorte de « réinitialisation » silencieuse qui permettrait à de nouvelles générations de porteurs de projets, plus agiles, plus numériques, plus ciblés sur la création contemporaine ou les langues minorisées, de prendre le relais. Une stratégie implicite difficile à démontrer, mais qui s’inscrirait dans une tendance plus large : celle de l’obsolescence organisée des outils institutionnels jugés inadaptés afin de favoriser la recomposition d’un paysage culturel à l’image des actuelles priorités publiques régionalistes.

Ce qui meurt n’est pas que l’économie, c’est un imaginaire commun, avec ses réalités et ses fantasmes…

Au demeurant, la liquidation de Coop Breizh n’est pas seulement un drame entrepreneurial. C’est un révélateur. Celui d’une restructuration de la culture bretonne à partir des années 50-60 qui a connu de belles décennies mais qui, faute de relais adaptés ou d’adaptations relayées, s’étiole. D’un territoire qui, faute d’un projet collectif ou, peut-être en raison d’un projet trop corseté par des cadres politiques, se dépossède de lui-même.

Et pourtant, les récits bretons d’aujourd’hui, lorsqu’ils sont audacieux, trouvent un public. La Bretagne n’est pas démodée. Elle est en attente d’un nouveau souffle. Mais ce souffle ne pourra venir que si la politique culturelle régionale, les éditeurs, les auteurs et les institutions acceptent de réinventer ensemble leurs manières de produire, de transmettre, de diffuser. Et ce, d’une manière équitable. En invitant tout le monde à la table. Ce qui n’est pas le cas jusqu’à présent.

La liquidation de Coop Breizh est logique, pour autant, elle demeure profondément injuste. La vraie question est maintenant celle-ci, bien au-delà des intérêts partisans, qu’ils soient politiques, économiques, régionalistes, idéologiques, que voulons-nous sauver, construire — et pourquoi ?

Nicolas Roberti
Nicolas Roberti est passionné par toutes les formes d'expression culturelle. Docteur de l'Ecole pratique des Hautes Etudes, il étudie les interactions entre conceptions spirituelles univoques du monde et pratiques idéologiques totalitaires. Conscient d’une crise dangereuse de la démocratie, il a créé en 2011 le magazine Unidivers, dont il dirige la rédaction, au profit de la nécessaire refondation d’un en-commun démocratique inclusif, solidaire et heureux.