Paul Reas, Fables of Faubus ou la couleur acide d’une Angleterre déclassée

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Le Carré d’Art à Chartes-de-Bretagne présente dans le cadre de GLAZ Festival une rétrospective de l’œuvre de Paul Reas (1982-2012).

L’exposition rassemble six ensembles majeurs et trace, en creux, le portrait d’une Grande-Bretagne passée de la fierté ouvrière à l’illusion consumériste puis à la gentrification brutale. Une histoire politique, sociale, mais aussi une histoire de la photographie documentaire britannique dans laquelle Paul Reas occupe une place singulière.

Né en 1955 dans une famille ouvrière de Bradford, Paul Reas quitte l’école à quinze ans pour devenir maçon. Il ne découvre la photographie documentaire que plus tard, lorsqu’il reprend des études au Newport College of Art, au pays de Galles, au début des années 1980. Ce décalage biographique est décisif ; son œuvre ne regarde pas la classe ouvrière de l’extérieur, mais depuis l’intérieur, à hauteur de corps, de gestes et de visages.

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Comme ses contemporains Martin Parr, Paul Graham ou Chris Killip, auxquels on le rapproche souvent, mais aussi un autre photographe social qui n’est pas cité mais qui pourtant exerce une influence nette, Richard Billingham, Paul Reas documente les secousses du Royaume-Uni de l’ère Thatcher : fermeture des mines et des aciéries, désyndicalisation massive, installation progressive d’un néolibéralisme à la fois brutal et séduisant, qui promet la liberté tout en dissolvant les appartenances collectives. Ici, on a souvent l’impression d’entrer dans une vaste série de portraits de la working class anglaise vue à travers un double prisme : l’œil amusé, ironique et chromatiquement acide de Martin Parr, et l’œil cru, frontal, parfois douloureux de Richard Billingham. Chez Paul Reas, la critique passe par des détails, des collisions visuelles, une ironie lucide où se glisse toujours une forme de tendresse.

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Six chapitres pour une fable sociale

La rétrospective se déploie en six séries chronologiques, comme autant de chapitres d’un roman social.
Industry (1982) ouvre le parcours au cœur de la mine de Desmond, près de Pontypool. Noir et blanc serré, corps masculins dans la poussière et la mécanique : on est au plus près d’un monde du travail dont on sent que la fin est déjà programmée. Les images ne cherchent ni l’héroïsme ni la nostalgie, mais la matérialité concrète des gestes, des pauses, des regards.
Penrhys Estate (1984) nous fait basculer dans un autre type de ruine. Le lotissement, construit pour des mineurs qui ne viendront jamais, est finalement occupé par des familles jugées « à problème ». Reas s’y installe avec un studio photo gratuit au cœur de la zone commerciale. De là naît un travail où le décor moderniste abîmé, les façades identiques, les enfants dans les escaliers et les intérieurs modestes composent un théâtre de la relégation ordinaire. Rien de spectaculaire, mais une lente dérive architecturale et humaine.
Valleys (1985) prolonge et déplace ce diagnostic. Les vallées galloises y apparaissent comme un laboratoire cruel du passage de l’industrie lourde aux nouvelles technologies. Les sociétés informatiques y recrutent des femmes, de préférence sans expérience syndicale, pour assembler des circuits imprimés. Reas saisit les ateliers, les postes d’assemblage, les gestes minutieux, mais aussi les visages indécis – entre espoir d’un travail et conscience d’être les pièces d’un nouveau système.
Avec I Can Help (1988), la rupture est visuelle autant que sociale : Reas adopte la couleur. Elle n’est pas décorative, mais offensive. Les rouges saturés des promotions, les néons des supermarchés, les étals débordants et les tapis roulants composent une symphonie criarde où se rejoue la promesse d’un bonheur accessible par le chariot. Les corps, eux, semblent légèrement en décalage, perdus dans la scénographie du merchandising : gestes hésitants, regards vides, enfants fascinés ou blasés. La satire est manifeste, mais l’empathie demeure. Reas ne se moque pas des clients ; il interroge le monde qui les enveloppe, les conditionne et les divertit.
– Dans Flogging a Dead Horse (1993), la critique se tourne vers l’« industrie du patrimoine ». Musées de la mine reconstitués, villages historiques recomposés, animateurs costumés : la mémoire ouvrière y est recommercialisée sous forme d’attraction familiale. Les images montrent des familles casquées dans une fausse galerie, des guides posant avec un enthousiasme forcé, des décors qui hésitent entre théâtre et parc de loisirs. La « fable » devient explicite : pour masquer la violence des politiques économiques, on vend au présent une version édulcorée du passé, confortable et rassurante.
– Enfin, From a Distance (2012) revient à Londres, dans les quartiers d’Elephant and Castle, au moment où la spéculation immobilière efface les dernières traces d’un paysage populaire. Tours neuves, signalétique futuriste, vitrines brillantes : Reas observe les dissonances entre ces architectures vitrées et les passants, souvent âgés ou précaires, qui y circulent comme en territoire étranger. Un homme qui filme avec une caméra ancienne dans une rue « reconstituée », une femme bloquée devant un bus, des enfants perdus sur une passerelle : la ville devient décor d’un récit dont ils sont peu à maîtriser le scénario.

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La musique invisible de la Northern Soul

Si le projet dialoguait initialement, lors de sa présentation au Guernsey Photography Festival, avec le mouvement musical de la Northern Soul, cette énergie innerve silencieusement les images de Paul Reas. Ces nuits fiévreuses des clubs du Nord de l’Angleterre où des milliers de jeunes des classes populaires dansaient sur des raretés soul américaines trouvent un écho discret dans la manière dont il compose ses photographies : diagonales dynamiques, foules en mouvement, tensions entre immobilité et débordement.
Là où la Northern Soul offrait un exutoire et une forme de communauté éphémère, ses photographies montrent ce même monde ouvrier pris dans des dispositifs d’enfermement – un centre commercial, un lotissement, un musée-parc d’attractions. Les corps continuent de bouger, de rire, de se faire beaux ; mais les espaces qu’on leur destine semblent de plus en plus prescrits, surveillés, marchands.

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Une écriture photographique en mouvement

L’un des grands intérêts de cette rétrospective tient au fait qu’elle ne se contente pas d’enchaîner les séries comme des dossiers thématiques, elle donne à voir l’évolution d’un langage photographique.
Du noir et blanc contrasté des débuts à la couleur éclatante de la fin des années 1980, du cadrage relativement frontal d’Industry aux compositions plus complexes de From a Distance, tout indique une pratique qui se méfie des habitudes. Reas change de dispositifs, de distances, d’angles, sans jamais abandonner sa position de témoin engagé.
La couleur, notamment, devient un outil critique à part entière. Dans les centres commerciaux, elle souligne la violence de l’offre permanente ; dans les musées du patrimoine, elle révèle le mauvais goût d’une histoire kitschifiée ; dans les rues de Londres, elle oppose les tons lisses des nouveaux bâtiments aux textures plus rugueuses des trottoirs, des bus, des vêtements. Les images jouent souvent sur des micro-déplacements du regard : un détail incongru, un geste suspendu, un regard vers l’objectif qui fissure la fiction.

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Documentaire ou art politique ?

La force de Fables of Faubus est de rendre cette question presque obsolète. Oui, Paul Reas appartient à une tradition documentaire ; ses séries sont étroitement liées à des contextes socio-économiques précis, souvent commandées ou accompagnées de textes. Mais la manière dont il cadre, associe, juxtapose produit un discours visuel complexe qui dépasse le simple témoignage.
On pourrait dire que son œuvre invente un réalisme critique : les scènes sont entièrement « vraies », mais montées de façon à faire apparaître des contradictions et des tensions invisibles au premier coup d’œil. Les photographies deviennent des micro-fables, des petites dramaturgies de l’ordinaire. D’où le titre, emprunté à la pièce musicale militante de Charles Mingus, Fables of Faubus, qui désignait, chez le jazzman, une charge contre le gouverneur ségrégationniste de l’Arkansas. Chez Paul Reas, il renvoie à une autre forme de pouvoir, plus diffuse, qui transforme les travailleurs en consommateurs, les usines en parcs à thème et les quartiers populaires en terrains de jeu pour promoteurs.

Coproduite avec le Centre Claude Cahun, le Centre Photographie Marseille et la Maison Robert Doisneau, l’exposition s’inscrit dans une itinérance qui mènera ces images de Chartres-de-Bretagne à Nantes, Marseille puis Gentilly. Ce choix de diffusion large n’est pas anodin. Les questions soulevées par le travail de Paul Reas – disparition des solidarités ouvrières, montée d’un individualisme marchand, mise en scène du patrimoine – résonnent aujourd’hui bien au-delà des frontières britanniques.

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Au Carré d’Art où le visiteurs regretteront la piètre qualité des lumières, blanches, qui s’agencent et se réfléchissent maladroitement, la scénographie laisse aux photographies le soin d’occuper l’espace. Chapitre après chapitre, le visiteur traverse trente ans de mutations, mais aussi trente ans de recherche formelle. Fables of Faubus est un miroir tendu à nos propres sociétés où les centres commerciaux ont remplacé certaines usines, où le patrimoine se consomme, où les villes se refont une beauté en oubliant parfois ceux qui les habitent. La photographie, chez Paul Reas, ne se contente pas d’enregistrer ces transformations, elle les met en procès, avec humour, précision et une forme de mélancolie obstinée.