Rennes. Ligne offensive du préfet Robine : un plan de plus, pour quels résultats ?

650
Franck Robine, préfet de Bretagne
Franck Robine, préfet de Bretagne

Rennes a basculé dans une séquence de violences qui confirme une dérive enclenchée depuis plusieurs années (voire notre article). En réponse à cette intensification des armes à feu, le nouveau préfet de Bretagne, Franck Robine, a dévoilé un plan « offensif » contre le narcotrafic. Mais derrière la mise en scène d’un volontarisme restauré, qu’y a-t-il de réellement nouveau et, surtout, potentiellement d’efficace ?

Un plan présenté comme un tournant… qui prolonge surtout une ligne existante

Interventions coup-de-poing dans les halls d’immeuble, renforts de CRS, pression accentuée sur les points de deal, coopération police-justice et saisies régulières — la matrice est connue. Les préfets précédents avaient déjà adopté cette trame, articulée autour d’une présence policière renforcée et d’opérations anti-stups hebdomadaires.

Franck Robine, directeur de cabinet de l’ex-ministre de l’Intérieur Bruno Retailleau, ne dit d’ailleurs rien d’autre lorsqu’il affirme vouloir « continuer en ce sens », chiffres à l’appui : opérations multipliées, compagnies de CRS mobilisées, centaines de mis en cause. La “nouveauté” affichée tient surtout à la déclinaison rapide de la récente loi anti-narcotrafic, laquelle facilite la fermeture administrative de commerces servant au blanchiment et élargit la boîte à outils juridique.

Franck Robine enchaîne les formules fortes : « ces gens sont des violents absolus », « le combat contre la drogue n’est pas perdu », « les consommateurs ont du sang sur les mains ». Il promet des « interdictions de paraître » en série, des « fermetures de commerces qui font du blanchiment » et revendique une expertise en matière de sécurité. Autant de déclarations largement reprises par les médias.

Mais cette évolution demeure un ajustement, pas une rupture. Le cœur de la stratégie reste le même :
plus de police, plus souvent, plus fort — sans garantie d’effet durable sur les réseaux les plus structurés.

Une stratégie de saturation qui montre ses limites

Car c’est là que le bât blesse. Depuis trois ans, Rennes a connu :

  • des opérations coup-de-poing répétées,
  • des renforts réguliers de CRS,
  • des annonces successives de “plans” contre les trafics.

Pourtant, les fusillades se sont multipliées, les points de deal se déplacent plus qu’ils ne disparaissent, et les habitants ont le sentiment d’une spirale criminelle installée, non enrayée.

La stratégie de saturation policière produit des effets visibles à court terme :
– présence dissuasive,
– saisies ponctuelles,
– interpellations de guetteurs et de petites mains.

Mais elle laisse en grande partie intactes les structures profondes des réseaux :
– financiers,
– logisticiens,
– têtes de réseau parfois situées loin de Rennes.

Et surtout, elle ne répond pas à la mécanique de fond : un marché local solvable (notamment étudiant), des quartiers fragilisés, une économie parallèle qui s’inscrit dans le quotidien. Autrement dit : les uniformes changent de préfet, les communiqués changent de ton, mais le système, lui, reste. Et le résultat reste globalement inefficace.

Ce que les Rennais attendent : moins de valse de préfets, plus de résultats concrets

C’est sans doute l’un des non-dits les plus lourds de cette séquence. Au-delà des mots d’ordre, les Rennais n’attendaient pas un énième plan, mais des résultats :

  • moins de tirs,
  • moins d’armes qui circulent,
  • moins de points de deal au pied de chez eux,
  • moins de jours et de nuits rythmées par les sirènes.

Or, à leurs yeux, les dernières années ressemblent à une valse de préfets et de conférences de presse, sans traduction visible dans la vie quotidienne. Chaque nouveau titulaire du poste arrive avec sa “ligne offensive”, ses chiffres, ses promesses de fermeté. Et chaque nouveau cycle de violence donne l’impression de repartir à zéro, comme si rien n’avait vraiment tenu.

D’où un scepticisme diffus. La parole publique, qu’elle vienne de l’État ou de la Ville, semble courir derrière les événements plus qu’elle ne les devance. On répète que la République “reprend le terrain”, mais les habitants, eux, voient surtout des fusillades répétées dans les mêmes quartiers.

Dans les conversations de quartier comme dans certains commentaires sur les réseaux sociaux, l’exaspération est telle que certains riverains réclament désormais l’intervention de l’armée, comme si la situation relevait d’un état de guerre interne. Cette tentation de « solution militaire » traduit moins un projet concret qu’un sentiment d’impuissance : celui d’habitants qui ne croient plus dans la capacité de la mairie et de la préfecture à reprendre la main.

La véritable (et lamentable) nouveauté : la violence devient le centre de gravité du récit rennais

Ce qui change vraiment, et qui saute aux yeux des acteurs locaux, c’est la place prise par la question sécuritaire dans l’espace public rennais. Pendant longtemps, Rennes aimait se raconter autour d’autres axes :
– capitale étudiante,
– laboratoire culturel,
– ville verte engagée dans la mobilité douce,
– métropole apaisée où la conflictualité restait contenue.

Depuis trois ans, et plus encore ces derniers mois, le paysage narratif s’est fissuré. Les fusillades récurrentes, l’implantation croissante de réseaux extérieurs et la multiplication des armes circulant dans les quartiers ont déplacé le centre de gravité politique. La violence n’est plus un thème périphérique, elle devient le cœur du débat public rennais.

La maire, Nathalie Appéré, qui a trop longtemps relégué la sécurité au second plan, est désormais contrainte d’en faire un axe majeur de sa communication. L’opposition municipale y voit la confirmation de ses alertes successives. Quant au préfet, il incarne une présence étatique plus visible, plus dramatique, presque plus “narrative” qu’avant.

Pourtant, laisser s’installer l’idée que certains quartiers seraient condamnés à la violence, c’est abandonner une part du territoire national. Une perspective aux antipodes d’une vision de la République une et indivisible.

Une campagne 2026 déjà aimantée par la question sécuritaire

La bascule est nette. Désormais, tous les candidats devront parler sécurité avant tout. Le logement, la culture, la transition écologique, pourtant structurants à Rennes, passent derrière. La violence impose son agenda.

Ce changement de focale n’est pas anodin :

  • Il va réduire la lecture globale des enjeux urbains à un seul prisme, celui de l’ordre.
  • Il va durcir le débat en favorisant les démonstrations de fermeté plutôt que les diagnostics complexes.
  • Il va redistribuer le paysage politique au bénéfice de ceux qui promettront “la main ferme”, même sans plan crédible sur les causes profondes.

Le plan Robine s’inscrit précisément dans cette dynamique. Il rassure une partie de la population inquiète de voir les fusillades se succéder. Mais il s’inscrit dans une continuité qui interroge : combien de “lignes offensives” faudra-t-il encore avant de parler enfin de résultats mesurables, quartier par quartier ?

Rennes face à elle-même : au-delà des plans, la question du modèle

Car au fond, la question dépasse le seul préfet du moment. Elle touche à la manière dont Rennes se pense :

  • Ville attractive, mais confrontée à des inégalités territoriales croissantes.
  • Métropole étudiante, mais avec une demande en stupéfiants qui nourrit les réseaux.
  • Capitale régionale, mais désormais inscrite sur la carte des marchés du narcotrafic.

Les habitants, eux, n’ont pas le luxe des grandes narrations. Ils jugeront au concret : moins de tirs, moins de peur, moins de scènes de guerre au pied des tours. Ce qu’ils attendent d’un État digne de ce nom n’est pas la multiplication des plans, mais la preuve qu’il sait reprendre la main sur le territoire, durablement, au bénéfice des habitants. Dans une tradition républicaine exigeante, la sécurité ne devrait pas être un thème de campagne, c’est une obligation de l’État envers tous les citoyens qui vivent et travaillent dans ces quartiers.

Entre la valse des préfets et la montée d’un discours guerrier, une évidence s’impose :
sans changement de méthode et sans travail de fond, “plus de police, plus souvent, plus fort” restera un slogan, pas une solution.

Réaffirmer l’autorité de l’État n’a de sens que si cette autorité s’exerce aussi pour restaurer l’égalité des chances, le service public, la dignité des quartiers populaires. Sans cela, la “guerre à la drogue” se réduit à une mise en scène de l’ordre, non à un projet de libération.

*

–> Narcotrafic, terrorisme, armée : que permet réellement le droit français ?

En réponse à la montée des fusillades à Rennes, certains riverains – excédés ou inquiets – évoquent une idée devenue récurrente sur les réseaux sociaux : traiter les trafiquants « comme des terroristes » ou même déployer l’armée pour reprendre le contrôle de certains quartiers. Ces demandes, qui relèvent moins d’un programme politique que d’un symptôme d’impuissance collective, méritent néanmoins d’être éclairées par le droit et par la doctrine de sécurité intérieure.

1. Le narcotrafic n’est pas du terrorisme au sens du Code pénal.
L’article 421-1 du Code pénal définit le terrorisme comme une action visant à troubler gravement l’ordre public par l’intimidation ou la terreur dans un but politique, idéologique ou religieux. Le narcotrafic, aussi violent soit-il, poursuit un objectif économique : contrôler un marché, maximiser des flux financiers, protéger une organisation criminelle. Sans finalité politique, la qualification terroriste est juridiquement impossible. Aucun préfet, aucun ministre ne peut « requalifier » un trafic en acte terroriste.

2. L’armée ne peut pas intervenir pour du maintien de l’ordre.
Le principe est clair : en droit français, les forces armées n’interviennent pas pour des opérations de police intérieure, sauf dans un cas très précis : l’état de siège (article 36 de la Constitution), réservé aux situations de guerre ou d’insurrection armée. Même l’état d’urgence, appliqué après les attentats de 2015, ne transfère pas les pouvoirs de police aux militaires. Par conséquent, l’idée d’un « envoi de l’armée » dans les quartiers pour lutter contre les trafics est constitutionnellement impossible dans le cadre ordinaire.

3. En revanche, certains outils issus de l’antiterrorisme sont progressivement étendus au crime organisé.
Sans aller jusqu’à la requalification, le législateur a ouvert l’usage de techniques avancées à la lutte contre les réseaux structurés : infiltrations longues, captations de données, sonorisations ciblées, surveillance financière renforcée, gel d’avoirs élargi, coopération accrue entre police judiciaire, douanes et Tracfin. La récente loi de lutte contre le narcotrafic (juin 2025) permet déjà de mobiliser une partie de ces dispositifs, notamment sur le blanchiment et les circuits logistiques des réseaux.

4. Une piste évoquée au sommet de l’État : traiter le narcotrafic comme une « menace hybride ».
Sans changer la définition du terrorisme, certains experts plaident pour une doctrine intermédiaire inspirée de la lutte contre la cybercriminalité ou les ingérences étrangères. L’idée : considérer les réseaux de drogue comme une menace systémique, mêlant criminalité organisée, flux financiers internationaux, exploitation de territoires fragilisés et usage d’armes automatiques. Un tel statut permettrait d’activer des outils de renseignement plus larges, sans basculer dans un régime d’exception. C’est à notre humble avis, une piste à suivre.

5. Le sentiment d’abandon nourrit des demandes irréalistes… qui disent quelque chose de l’époque.
Entendre certains habitants réclamer l’armée ou des mesures d’exception signale moins une volonté de militariser l’ordre public qu’un désaveu profond de l’efficacité des politiques menées depuis quelques années. Quand la violence persiste malgré les opérations de police répétées, la population projette spontanément des solutions radicales – même si elles sont juridiquement inapplicables. Ce glissement indique surtout l’urgence, pour l’État, de montrer qu’il peut rétablir durablement la sécurité sans renoncer aux cadres républicains.

En résumé, on ne peut ni mobiliser l’armée ni assimiler les trafiquants à des terroristes ; mais l’État peut – et commence à – utiliser des outils d’enquête plus puissants, inspirés de la lutte antiterroriste. La vraie question demeure encore une fois la même : non pas la rhétorique, mais l’efficacité.

–> Ce que prévoit réellement la loi de juin 2025 contre le narcotrafic

Adoptée en juin 2025 après plusieurs mois de débats, la loi « renforçant la lutte contre le narcotrafic et les économies criminelles » marque une étape importante dans la doctrine française de sécurité intérieure. Sans assimiler le narcotrafic au terrorisme, elle élargit les outils disponibles pour s’attaquer aux réseaux les plus structurés, notamment sur le plan financier et logistique.

1. Fermetures administratives facilitées pour les commerces servant au blanchiment.
Dorénavant, le préfet peut fermer plus rapidement un commerce dont l’activité ou les flux financiers laissent présumer un rôle de façade pour des réseaux de drogue (épiceries, restauration rapide, sociétés-écrans). Le seuil de preuve est abaissé : la mesure repose désormais sur des indices concordants, non sur une démonstration pénale complète.

2. Extension des techniques d’enquête issues de la lutte antiterroriste.
La loi autorise l’usage élargi de dispositifs auparavant réservés aux enquêtes terroristes ou aux crimes très graves : infiltrations prolongées, sonorisations de véhicules et de locaux, captation de données numériques, balises sur les véhicules, surveillance algorithmique des flux bancaires. L’objectif est de frapper les têtes de réseau plutôt que les simples guetteurs.

3. Gel d’avoirs et saisies plus rapides.
Les magistrats peuvent désormais geler des avoirs en urgence lorsqu’il existe un risque sérieux de dissipation. La loi introduit un référé financier, permettant d’agir en 48 heures sur les biens immobiliers, véhicules et comptes suspects. Ce volet rapproche la lutte antidrogue des standards appliqués contre la criminalité financière internationale.

4. Interdictions de paraître renforcées.
Le préfet peut imposer à certains individus connus pour leur implication quotidienne dans des réseaux la prohibition de se rendre dans un quartier précis, sous peine de sanction immédiate. Ce dispositif, auparavant cantonné à la prévention des violences intrafamiliales ou du hooliganisme, s’étend désormais aux violences liées au narcotrafic.

5. Création de cellules mixtes police–douanes–renseignement.
La loi institutionnalise des équipes intégrées regroupant police judiciaire, douaniers, agents de Tracfin et services de renseignement. Elles sont chargées d’analyser les flux logistiques (véhicules, colis, conteneurs) ainsi que les mouvements financiers transnationaux liés au trafic.

6. Une philosophie nouvelle : attaquer l’économie du trafic, pas seulement l’espace public.
La loi acte un changement doctrinal : l’État admet désormais que neutraliser les seuls points de deal ne suffit pas. Elle apporte donc des outils pour perturber les chaînes logistiques, le blanchiment, les livraisons, les intermédiaires et les « nourrices ». Une approche plus stratégique, mais dont l’efficacité dépendra des moyens humains réellement affectés.

En résumé, la loi de juin 2025 n’assimile pas le narcotrafic au terrorisme, mais elle en adopte certains outils – notamment financiers et techniques – pour affaiblir des réseaux qui fonctionnent comme de véritables organisations criminelles multinationales.

Articles connexes :

Nicolas Roberti
Nicolas Roberti est passionné par toutes les formes d'expression culturelle. Docteur de l'Ecole pratique des Hautes Etudes, il étudie les interactions entre conceptions spirituelles univoques du monde et pratiques idéologiques totalitaires. Conscient d’une crise dangereuse de la démocratie, il a créé en 2011 le magazine Unidivers, dont il dirige la rédaction, au profit de la nécessaire refondation d’un en-commun démocratique inclusif, solidaire et heureux.