Robert Badinter au Panthéon : la justice plus forte que la mort

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robert badinter pantheon paris

Le 9 octobre 2025, la France fera entrer Robert Badinter au Panthéon. Non pas son corps – sa famille a souhaité qu’il repose ailleurs – mais son nom, son combat, sa mémoire. Ce sera un cénotaphe, un signe discret, presque pudique, fidèle à l’homme qu’il fut. « J’ai choisi d’être du côté de la vie. » Pourtant, derrière cette sobriété, un message éclatant : la Nation choisit de remercier celui qui lui a rendu sa dignité en abolissant la peine de mort.

Un homme contre la justice qui tue

On se souvient de ses traits graves, de sa voix ferme, de ce regard qui oscillait entre la tristesse et l’obstination. Le 17 septembre 1981, Badinter plaide devant les députés, non comme ministre, mais comme avocat de la vie. « Demain, grâce à vous, la justice française ne sera plus une justice qui tue. » Dans l’hémicycle, la tension est immense. Les députés savent que ce vote engage plus qu’une loi : il engage une civilisation. Deux jours plus tard, l’Assemblée tranche. Le Sénat confirme. Le 9 octobre, François Mitterrand promulgue la loi. Ce jour-là, la France devient un pays où la justice ne s’exerce plus par la lame.

Mais Badinter ne fut pas qu’un seul combat

On le réduit souvent à l’abolition. Mais il fut aussi l’homme qui supprima la Cour de sûreté de l’État, vestige des années de plomb. Celui qui mit fin à la pénalisation de l’homosexualité, ouvrant une ère de reconnaissance. Celui qui fit voter la loi protégeant les victimes d’accidents de la route. Et plus tard, au Conseil constitutionnel, au Conseil de l’Europe, il continua de tisser une trame : que le droit soit un rempart, et non une arme. Badinter n’aimait pas les honneurs. Mais il croyait aux institutions, parce qu’elles seules pouvaient garantir que les combats ne soient pas réversibles.

Pourquoi maintenant ?

Il est mort le 9 février 2024, à 95 ans. L’hommage national à la cour d’honneur de la chancellerie, place Vendôme, fut empreint d’une gravité rare. Un an plus tard, l’Élysée a choisi le 9 octobre 2025 pour son entrée au Panthéon. La date n’est pas un hasard : elle superpose l’homme et la loi, comme si la République voulait sculpter dans le calendrier un rappel à la conscience.

Un geste politique, mais aussi un geste civilisationnel

Panthéoniser, ce n’est jamais neutre. C’est une manière pour le pouvoir en place de dire : « Voici ce que nous voulons retenir de nous-mêmes. » Dans un pays aujourd’hui travaillé par les peurs, les appels à plus de sévérité, les nostalgies de la peine capitale, la République choisit d’honorer un homme qui incarna le refus de la vengeance. C’est un geste de fermeté morale, mais aussi d’un rappel à une douceur de la conscience : tendre vers ce qu’il y a de plus haut en nous. La famille Badinter a mis ses conditions : ni dépouille déplacée ni de récupération politique, ni d’extrême droite dans la cérémonie. Ces choix n’enlèvent rien, ils ajoutent même le refus de se transformer en totem partisan, et la volonté de rester un repère moral.

« Aux grands hommes… »

Sur le fronton du Panthéon, l’inscription « AUX GRANDS HOMMES, LA PATRIE RECONNAISSANTE » peut paraître datée. Mais elle s’est élargie : aux femmes, aux anonymes, aux combattants de l’ombre. Et désormais, aux hommes de justice. Badinter ne fut pas un héros flamboyant, mais un homme de raison, habité par une conviction simple : aucune société ne s’élève en tuant. C’est cette modestie-là que la République choisit de graver dans sa mémoire.

Et peut-être faut-il lire aujourd’hui cette panthéonisation comme autre chose qu’un hommage figé, comme une injonction à revenir à l’essentiel. À une époque où le discours politique se réduit souvent à des calculs tactiques, des postures électorales ou des surenchères sécuritaires, la figure de Robert Badinter rappelle qu’il existe une autre manière de gouverner, autrement dit, éclairer par des principes, tenir ferme un cap éthique, préférer l’universel aux passions immédiates.

La justice, la politique, la société ont besoin de phares. Non de chefs providentiels, mais d’hommes et de femmes capables de rappeler que le droit n’est pas qu’une mécanique, mais une promesse de dignité ; que la politique n’est pas qu’une gestion, mais un horizon moral ; que la République n’est pas qu’un régime, mais une fidélité à ce qu’il y a de plus humain en nous.

L’entrée de Badinter au Panthéon dit cela : le temps est venu, à nouveau, de mesurer la grandeur non à la puissance ou à la victoire, mais à la capacité de se tenir du côté de la vie.

Chronologie sentimentale

  • 1977 : Plaidoirie dans l’affaire Patrick Henry. Badinter défend la vie d’un meurtrier d’enfant. Il sera haï, insulté, mais n’oubliera jamais ce procès.
  • 1981 (17 septembre) : Discours à l’Assemblée. « La justice qui tue » entre dans l’histoire.
  • 1982 : Dépénalisation de l’homosexualité.
  • 1985 : Loi Badinter sur l’indemnisation des victimes.
  • 2007 : L’abolition inscrite dans la Constitution.
  • 2024 : Mort de Robert Badinter. Hommage national.
  • 2025 (9 octobre) : Panthéonisation. Cénotaphe.

Trois phrases pour l’éternité

  • « Demain, grâce à vous, la justice française ne sera plus une justice qui tue. » (1981)
  • « Une société se juge à l’état de ses prisons. » (années 1980)
  • « La peine de mort est une souillure que le temps n’efface pas. » (2005)

Robert Badinter, l’homme derrière la toge

Ceux qui l’ont croisé parlent d’un homme d’une courtoisie ancienne, d’une élégance jamais affectée. Il mesurait ses mots, pesait ses silences. Son allure un peu raide, ses yeux sombres, sa diction précise semblaient parfois austères. Mais il y avait, derrière, une chaleur retenue, une pudeur qui faisait sa force.

Sa vie avait été marquée par la tragédie : son père, arrêté par la Gestapo à Lyon en 1943, mourra à Sobibor. Adolescent, il apprend trop tôt ce que signifie l’anéantissement. Ce deuil fondateur ne le quittera jamais. C’est lui qui, dira-t-il plus tard, fit de lui un avocat obsédé par la justice et par la dignité humaine.

Badinter était un homme de lettres autant que de droit. Il citait Camus, Hugo, Malraux. Il croyait que les mots pouvaient sauver, ou du moins protéger. Ses plaidoiries n’étaient pas des morceaux de bravoure : elles étaient des chants graves, où la raison se tenait au côté de l’émotion.

Il savait la solitude du combat. Dans les années 1970, lorsqu’il défend Patrick Henry ou d’autres accusés voués à la guillotine, il est insulté, menacé, caricaturé. Mais il ne dévie pas. « J’ai choisi d’être du côté de la vie », expliquait-il simplement.

Homme de fidélité aussi : à Élisabeth, sa compagne de toujours, et à quelques amitiés solides. Il cultivait l’intimité comme un jardin secret, loin des projecteurs.

À l’heure d’entrer au Panthéon, on retient le juriste, l’orateur, l’homme d’État. Mais ceux qui l’ont approché retiennent surtout un homme debout, qui portait en lui une blessure irréparable et qui, plutôt que de céder à l’amertume, choisit de transformer cette douleur en exigence universelle : protéger la vie, toujours.

Eudoxie Trofimenko
Et par le pouvoir d’un mot, Je recommence ma vie, Je suis née pour te connaître, Pour te nommer, Liberté. Gloire à l'Ukraine ! Vive la France ! Vive l'Europe démocratique, humaniste et solidaire !