Sous leurs pas, les années de Camille Bordenet font-elles littérature ?

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Sous leurs pas les années Camille Bordenet

Sous leurs pas, les années de Camille Bordenet se présente comme un roman de retour et de recomposition. Retour d’une femme partie “monter à Paris”, recomposition d’un lien d’enfance brisé sans explication, retour aussi sur un territoire rural que l’autrice connaît et qu’elle veut, très visiblement, faire entendre. Le point de départ est limpide. Constance, devenue journaliste et animatrice à Paris, revient dans son village d’Isère pour l’enterrement de sa grand-mère, Simone. Là, elle est obligée de recroiser Jess, son amie d’enfance, presque une sœur, qu’elle a laissée sans un mot dix-huit ans plus tôt. Jess, elle, est restée avec les car scolaire, auto-école, maison pas très bien isolée, mari qui fait comme il peut, attachement à un lieu qu’elle voit s’appauvrir mais qu’elle continue d’aimer. Entre les deux, un silence ancien, un sentiment d’abandon, et surtout deux trajectoires devenues presque incompatibles.

Le contenu du livre se déploie donc en trois plans qu’on voit très bien se dessiner. D’une part, le fil intime avec deux filles très proches (les “filles du lieu-dit”) séparées par le départ de l’une, qui doivent se dire enfin ce qui n’a pas été dit à 18 ans. C’est là que s’inscrivent le deuil de Simone, la maison en pisé, la tendresse de l’aïeule pour Jess, le besoin de régler la dette affective. D’autre part, le fil social avec la campagne qui se vide, les services publics qui disparaissent, les néo-ruraux qui font monter les prix de l’immobilier, la sensation de n’être plus qu’un décor pour télé-travailleurs citadins, et en face la capitale saturée, compétitive, où l’on parle beaucoup “des territoires” sans vraiment y vivre. enfin, le fil du “transfuge de classe” avec Constance qui dit “nous” alors qu’elle n’en est plus vraiment, Jess qui la voit à la télé parler de leur monde en le simplifiant, le ressentiment que cela crée, la question : qui parle à la place de qui ? Bref, tous les ingrédients sont réunis…

Le projet est clair, programmatique. Prendre des matériaux journalistiques (les ruralités oubliées, la France périphérique, les vies empêchées par la géographie), et les faire passer dans la fiction pour les rendre sensibles, incarnés, portés par des personnages. On sent que Camille Bordenet veut s’inscrire dans un sillage français récent – celui d’écrivains qui décrivent les vies modestes, les provinces, les décrochages, les écarts de classe – mais en y ajoutant son expérience de terrain de journaliste du Monde. À ce stade, l’intention est louable et a le vent en poupe dans le marché littéraire. Il s’agit de de donner de la place à ces existences-là, montrer que la campagne n’est ni carte postale ni réservoir de votes RN, montrer que le retrait de l’État se voit d’abord là.

C’est à partir de là, justement, que le roman commence à décevoir. En pratique, assez vite.

D’abord parce que ce projet, au lieu d’être fondu dans la fiction, reste posé au-dessus d’elle. On le voit trop. Chaque élément – l’opposition Paris/village, la maison de la grand-mère, la copine restée, le métier précaire, la journaliste visible à la télé – est parfaitement à sa place, mais précisément vraiment trop à sa place. D’où l’impression d’un récit qui déroule le canevas très identifiable des fictions audiovisuelles françaises : un retour au pays après un décès, des retrouvailles forcées, un territoire à sauver, une héroïne qui retrouve sa “vraie” mesure au contact des siens. C’est le genre d’histoire qu’on voit le dimanche soir sur France 2 ou dans un drame social Netflix “en région”: facilement efficace, facilement consensuel, démonstratif.

Ensuite, parce que l’écriture cherche à sonner “juste” et finit par sonner “écrite”. Pour faire entendre le rural, le texte accentue les tournures orales, les expressions un peu vintage, les petites saillies à propos de “Parigots”, l’argot de Jess. Pour faire entendre le contemporain, il multiplie les listes de marques, applis, objets, radios, voitures, contenus de sacs. Pour faire entendre la fracture, il juxtapose les symboles de la capitale (débats d’idées, cocktails, studio TV) et ceux de la campagne (passoire thermique, car scolaire, maison en pisé, routes de montagne). Tout cela n’est pas faux ; c’est juste sur-signifié. À la longue, on ne voit plus les personnages ; on voit les couches de caractérisation.

Le plus gênant, c’est que cette écriture qui veut “coller” aux gens finit par les enfermer dans les clichés que le roman prétend démonter. La ville est très vite peinte comme lieu de superficialité, de performance creuse, d’ego médiatique – au point que Constance devient antipathique au lieu d’être simplement perdue. La campagne, elle, est très vite devenue l’endroit de la vérité humaine, du parler franc, de la solidarité discrète, de la vie réelle qui ne triche pas. C’est exactement le diptyque que la télévision affectionne : le monde du paraître contre le monde du tenir. Or le livre dit vouloir complexifier… mais il reconduit sans cesse cette dichotomie simpliste. Il la dénonce dans le discours, il la reproduit dans les scènes. Comme une injonction auto-corrosive : “De l’authenticité, il nous faut de l’authentique popu déclassé et de la terre triste mais vraie.”

On retrouve la même ambiguïté dans la posture du récit. Le fait que le personnage s’appelle Constance Debord, que sa trajectoire ressemble beaucoup à celle de l’autrice, que le roman mette en scène une journaliste qui parle des campagnes mais qui s’en est éloignée, tout cela ouvre un espace très intéressant qui est celui de l’autofiction interrogative. Mais il n’est qu’effleuré. Le livre aurait pu aller au bout de cette question: qu’est-ce que ça fait d’utiliser son origine rurale comme matière première éditoriale ? qu’est-ce que ça produit d’aller “visibiliser” des gens qu’on a quittés ? Comment vit-on le soupçon de récupération ? À certains endroits, le texte le formule (“Visibiliser les territoires oubliés mon cul. Tout ce qu’elle voulait, c’était visibiliser sa gueule.”). Mais au lieu de faire de cette phrase l’axe du roman, il repasse sur le registre plus confortable de la réconciliation. On sent poindre un vrai enjeu éthique, puis on le voit se dissoudre dans la fiction d’amitié retrouvée.

Il y a cependant de bons moments. Tout ce qui touche à Simone est de bonne tenue, plus sobre, plus chaud, moins démonstratif. On sent aussi une maîtrise de la matière documentaire sur la dégradation des services publics et sur la concurrence des résidences secondaires. Là, on entend la journaliste, et c’est plutôt un point fort. Mais ces passages ressemblent parfois à des encarts de reportage insérés dans une structure de roman préécrite. Le social ne circule pas assez dans le psychologique.

Au bout du compte, on a donc un livre qui part d’un sujet utile, qui le connaît, mais qui ne trouve pas la forme littéraire à la hauteur de ce sujet. La forme choisie – personnages très typés, situations parfaitement reconnaissables, écriture qui coche les signes d’époque – rapproche le texte d’une fiction “prête à tourner”. C’est lisible, c’est fluide, c’est même parfois amusant. Mais c’est rarement surprenant, jamais troublant. On ne sort pas de ce que l’on savait déjà sur la France des petites villes, ni de ce que l’on sait déjà sur les trajectoires de transfuges.

On ressort donc de Sous leurs pas, les années avec une impression double et très mitigée. D’un côté, une autrice manifestement compétente sur son terrain, capable de saisir les effets concrets du retrait de l’État, des mobilités contrariées, des écarts de classe à basse intensité. De l’autre, une forme romanesque très balisée qui privilégie la réconciliation, les figures attendues et la “jouabilité” audiovisuelle au détriment de la tension éthique que le sujet appelait. D’où la seule vraie question à poser en bout de lecture : le roman, tel qu’elle l’emploie ici, est-il vraiment le meilleur vecteur d’expression des connaissances et des intuitions réelles de Camille Bordenet ? Ou aurait-elle été plus forte — plus singulière — en gardant sa matière du côté du récit documentaire, de l’autofiction moins conciliante, voire du reportage littéraire ?

Sous leurs pas les années Camille Bordenet

Titre : Sous leurs pas, les années
Autrice : Camille Bordenet
Éditeur : Robert Laffont
Collection : « Pavillons »
Date de parution : 28 août 2025
Format : 14,1 × 21,8 cm
Pagination : 288 pages
ISBN : 2-221-27991-3
EAN : 9782221279915
Prix public indicatif : 20 €

Nicolas Roberti
Nicolas Roberti est passionné par toutes les formes d'expression culturelle. Docteur de l'Ecole pratique des Hautes Etudes, il étudie les interactions entre conceptions spirituelles univoques du monde et pratiques idéologiques totalitaires. Conscient d’une crise dangereuse de la démocratie, il a créé en 2011 le magazine Unidivers, dont il dirige la rédaction, au profit de la nécessaire refondation d’un en-commun démocratique inclusif, solidaire et heureux.