Un parfum de révolte fiscale a soufflé, mardi 28 octobre 2025, sur les bancs de l’Assemblée nationale. Dans un double geste de rupture, les députés ont non seulement voté le doublement de la taxe dite « GAFAM » – rebaptisée par certains « taxe sur les services numériques souverains » –, mais aussi adopté, dans la foulée, un impôt universel sur les bénéfices des multinationales.
Deux amendements d’apparence technique, mais de portée symbolique et politique considérable. À rebours des appels à la « prudence diplomatique » du ministre de l’Économie Roland Lescure, ces décisions entérinent un basculement : celui d’une partie de la représentation nationale vers une fiscalité de confrontation avec les grands acteurs du capitalisme globalisé qui n’ont cure de personnes à part de leurs actionnaires.
Le retour de la souveraineté fiscale
Dans un contexte de déficits publics massifs et de tension sociale latente, cette révolte fiscale parlementaire est d’abord un geste de reconquête. Reconquête budgétaire, car il s’agit de « faire contribuer ceux qui profitent de la mondialisation tout en échappant à l’impôt », selon les mots d’Éric Coquerel (LFI), président de la commission des finances. Mais aussi reconquête politique : les députés, lassés d’un exécutif recourant trop souvent au 49.3, réaffirment leur droit de peser sur les équilibres économiques du pays. « Nous refusons de continuer à taxer le travail et la consommation quand les profits mondialisés continuent de circuler en apesanteur », a lancé le député socialiste Boris Vallaud.
Le projet voté instaure deux leviers complémentaires. D’une part, une taxe sur les bénéfices des multinationales, inspirée par l’association Attac, fondée sur la part de leur activité réalisée en France : un « impôt universel » estimé à 26 milliards d’euros de recettes potentielles. D’autre part, un relèvement de la taxe sur les services numériques, qui passerait de 3 % à 6 % des revenus concernés, après des discussions enflammées où certains élus voulaient la porter jusqu’à 15 %. Le seuil d’application a également été relevé à 2 milliards d’euros de chiffre d’affaires, ciblant clairement les géants américains du numérique – Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft – mais aussi leurs équivalents asiatiques ou européens.
Un acte de souveraineté… sous menace de représailles
Si l’on en croit Roland Lescure, la France s’expose à une tempête diplomatique. « Si l’on introduit une taxe disproportionnée, on aura des représailles disproportionnées », a-t-il averti. Les précédents ne manquent pas : en 2019, sous l’administration du protodictateur Trump, la création de la première taxe GAFAM avait déclenché la menace de surtaxes américaines sur les vins et les produits de luxe français. L’exécutif redoute aujourd’hui que la Maison Blanche – à nouveau sous influence protectionniste à l’approche des élections américaines de 2026 – ne réactive cette arme commerciale. C’est pourquoi Jean-René Cazeneuve (Renaissance) a proposé une version « réaliste » à 6 %, adoptée à 296 voix contre 58, après avoir été conspué par la gauche pour sa « timidité stratégique ».
Mais pour nombre d’élus, l’heure n’est plus à la prudence. « Ce n’est pas à Donald Trump de dicter la politique fiscale française », a tonné la députée LFI Claire Lejeune. Le vote a rassemblé une majorité transpartisane allant de La France insoumise au Rassemblement national – alliance improbable mais révélatrice d’un climat populiste fiscal, où la souveraineté et la justice sociale se rejoignent contre les multinationales. Pour les partisans de la mesure, la France ne fait que reprendre la main là où l’OCDE et l’Union européenne tardent à agir. Pour ses détracteurs, elle joue avec le feu d’une « désattractivité compétitive ». Et si l’attractivité ne passait plus par une soumission aux GAFAM – pourrait-on leur répondre ? On sait où les accords de Munich ont mené le monde…
La revanche d’une fiscalité de justice
Au-delà du symbole politique, ce double vote consacre une inflexion historique du débat fiscal français. Depuis deux décennies, l’impôt est perçu comme l’instrument d’un arbitrage impossible entre compétitivité et équité. En taxant plus fortement les multinationales, l’Assemblée cherche à redessiner cet équilibre au profit de la justice fiscale. « C’est une réponse politique à l’impuissance ressentie face à l’évasion », résume l’économiste Gabriel Zucman, dont les travaux sur la taxation des profits détournés ont inspiré le texte. Dans un contexte où la taxe mondiale minimale à 15 % sur les multinationales – décidée sous l’égide de l’OCDE – reste d’application timide, le Parlement français envoie un signal : l’État-nation demeure capable d’agir seul.
Certes, cette démonstration de puissance législative se heurte à de redoutables obstacles juridiques et diplomatiques. Le Conseil constitutionnel, qui a déjà validé la version précédente de la taxe numérique, pourrait être saisi à nouveau. Le Sénat, à majorité de droite, risque de détricoter ces amendements lors de l’examen de la loi de finances. Et Bruxelles pourrait rappeler Paris à l’ordre au nom de la libre concurrence. Mais la portée du geste est ailleurs : il traduit une recomposition idéologique profonde, où les clivages gauche-droite s’effacent devant une colère commune contre le sentiment d’impunité fiscale des géants économiques.
Un protectionisme fiscal ?
Le doublement de la taxe GAFAM ne se comprend pas seulement comme un choix budgétaire, mais comme un symptôme. Symptôme d’un moment politique où l’État tente de regagner la légitimité perdue dans la mondialisation. Depuis la crise du Covid et l’explosion des inégalités, la question de la justice fiscale s’est imposée comme la matrice d’un nouveau consensus social, transcendant les appartenances partisanes. L’Assemblée a voté non pas contre le gouvernement, mais contre un modèle : celui d’une économie mondialisée qui privatise les profits et socialise les pertes. En cela, la France rejoint une tendance mondiale : de la taxe australienne sur les superprofits miniers à la fiscalité carbone canadienne, l’idée d’une régulation fiscale post-néolibérale gagne du terrain.
Reste à savoir si cette impulsion parlementaire survivra à l’épreuve du réel – celle du Conseil constitutionnel, du Sénat, des lobbies et des marchés. Mais une chose est sûre : en portant la taxe GAFAM à un niveau inédit et en imaginant un impôt universel sur les multinationales, les députés ont rappelé que la souveraineté budgétaire n’est pas une relique, mais une arme politique. Dans une Europe obsédée par la rigueur et la dette, ce vote marque peut-être le retour du Parlement comme laboratoire de justice économique.
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