Entre 1991 et 1994, Hugo Pratt, le créateur de la bande dessinée initiatique, illustra d’aquarelles des textes rares d’Arthur Rimbaud, Rudyard Kipling et Giorgio Baffo. Ces recueils quasi introuvables ont été rassemblés dans le coffret Hugo Pratt Voyages avec Rimbaud, Kipling, Baffo édité par les éditions du Tripode. Accompagnés de préfaces par Dominique Petitfaux, l’ensemble présente une mise en page complètement renouvelée. Le rapport texte/image, l’équilibre des volumes, la qualité d’impression et de fabrication sont au service d’un objet-livre d’une belle cohérence qui ravira aussi bien les aficionados d’Hugo Pratt que tout lecteur épris d’aventures et de liberté. Le premier tome (et voyage) de ce coffret Hugo Pratt est consacré à la dernière partie de la vie d’Arthur Rimbaud alors qu’il cherche – sans succès – à faire fortune entre le Yémen, la Somalie et l’Éthiopie.
Le recueil Lettres d’Afrique trouve son origine dans les nombreuses célébrations du centenaire, en 1991, de la mort de Rimbaud. Alain Borer publie dans la collection Découvertes Gallimard Rimbaud, l’heure de la fuite. Il connait l’intérêt de Hugo Pratt pour Rimbaud et cette région du monde et lui demande des illustrations pour son ouvrage. Le livre parait en février 1991 avec huit aquarelles inédites. Enrichi de deux autres aquarelles, ce recueil de vingt lettres est publié en version bilingue en octobre 1991 à Milan aux Edizioni Nuages. En 1992, les éditions Vertige Graphic décidèrent de reprendre l’ouvrage uniquement en version française.
La particularité de cette vingtaine de lettres est d’être écrites non par le Rimbaud poète, mais le Rimbaud négociant, à Aden entre août 1880 et avril 1891. L’Éthiopie, une terre objet de convoitise de tous et moyen d’enrichissement pour peu, sur fond de grand jeu : de rivalités géopolitiques entre l’Italie, l’Angleterre, la France, la Hollande, l’Allemagne, les rois et potentats locaux. Un négociant sans grand talent ni situation stable qui enchaîne les semi-échecs dans des terres peu fertiles qu’il prise autant qu’il les déteste. Et pourtant, à travers ses lettres déceptives, le lecteur perçoit au détour du rapport que fait Rimbaud d’un énième voyage son tropisme pour l’aventure : les jours passés à pied et à cheval sous un grand soleil cru sidérant de lumière et de promesses.
L’ensemble de ce recueil de Lettres d’Afrique est constitué de quatre rapports qui s’entrelacent sans cesse : le rapport de Pratt à son enfance passé entre 1937 et 1942 en Éthiopie, pays où il retourne par 3 fois (notamment à la recherche de la tombe de son père et des traces de Rimbaud) ; le rapport général de Pratt à l’aventure et à la liberté ; le rapport général de Rimbaud à l’aventure et à la liberté ; le rapport d’amour-détestation de Rimbaud à l’Afrique (à ses habitants, “les nègres”) et à l’Europe (à ses habitants, “les Assis”). La dynamique de ces quatre rapports accouche et se conclut par : la mort de Rimbaud le 10 novembre 1891 alors qu’il venait de rentrer en France après dix ans d’une vie marquée par l’échec de ses ambitions ; la parution progressive, à partir de 1972, des 4 histoires de la BD culte de Pratt intitulée Les Ethiopiques.
Il y a deux choses fort différentes qui m’ont séduit chez Rimbaud. En premier lieu, ses poésies, bien sûr, mais aussi, et au moins autant, sa personnalité, l’étrangeté de sa vie : à 20 ans, il cesse d’écrire de la poésie et commence une vie d’aventures, qui l’amènera entre autres a organisé un trafic d’armes en Éthiopie. Évidemment, ce qu’il raconte dans ses lettres sur sa vie là-bas me passionne. (Hugo Pratt)
Depuis ce très lointain 1943, l’année de mon retour en Italie, c’est presque avec maniaquerie que j’ai recherché ce qui pouvait me rappeler mon adolescence abyssine. Au fond, je crois que mon envie de dessiner mes histoires africaines n’a jamais obéi qu’à la nécessité de ne pas me détacher définitivement de mes souvenirs. (Hugo Pratt, préface au livre de Marc Gouvernain Retour en Éthiopie, Actes Sud, 1990)
L’aspiration à l’aventure et l’attachement à l’Éthiopie relient Pratt et Rimbaud. Leurs dessins et les textes respectifs traduisent une très intime convergence doublée d’une infinie divergence. Si les 12 aquarelles d’Hugo Pratt dessinent un onirisme pétri de fierté ethnique et de volupté des corps, les recueils des lettres de Rimbaud montre l’homme aux semelles de vent devenu un négociant sans génie passer son temps à se démener dans un couloir d’adversité avec l’espoir d’atteindre au bout le soleil de la réussite. Pratt présente un recueil ethnologique fantasmé teinté d’amour nostalgique pour un lieu unique ; Rimbaud mine son corps et sa vie intérieure de promesses avortés dans une terre où son point d’ancrage se dérobe sans cesse.
Il est possible que les Anglais occupent prochainement le Harar ; et il se peut que j’y retourne. On pourrait faire là un petit commerce ; je pourrais peut-être y acheter des jardins et quelques plantations et essayer d’y vivre ainsi. Car les climats du Harar et de l’Abyssine sont excellents, meilleurs que ceux de l’Europe, dont ils n’ont pas les hivers rigoureux ; et la vie y est pour rien, la nourriture bonne et l’air délicieux; tandis que le séjour sur les côtes de la mer Rouge énerve les gens les plus robustes ; et une année là veillait les gens comme quatre ans ailleurs. Ma vie ici est donc un réel cauchemar. Ne vous figurez pas que je la passe belle. Loin de là : j’ai même toujours vu qu’il est impossible de vivre plus péniblement que moi. […] Je suis comme prisonnier ici… Aden est le lieu le plus ennuyeux du monde, après toutefois celui que vous habitez.
Comme l’écorché atteint de bipolarisme, Rimbaud est balloté entre déceptions et exaltations :
Je me fais très vieux, très vite, dans ces métiers idiots, et ces compagnies de sauvages et d’imbéciles […] Si j’avais le moyen de voyager sans être forcé de séjourner pour travailler et gagner l’existence, on ne me verrait pas deux mois à la même place. Le monde est très grand et plain de contrées magnifiques que l’existence de mille hommes ne suffirait pas à visiter […] Figurez-vous comment on doit se porter, après des exploits du genre des suivants : traversées de mer et voyages de terre à cheval, en barque, sans vêtements, sans vivres, sans eau, etc., etc. Je suis excessivement fatigué. Je n’ai pas d’emploi à présent. J’ai peu de perdre le peu que j’ai. Figurez-vous que je porte continuellement dans ma ceinture seize mille et quelque cent francs d’or : ça pèse une huitaine de kilos et ça me flanque la dysenterie. Pourtant, je ne puis aller en Europe, pour bien des raisons : d’abord je mourrais en hiver : ensuite, je suis trop habitué à la vie errante et gratuite ; enfin, je n’ai pas de position. Je dois donc passer le reste de mes jours errant dans les fatigues et les privations, avec l’unique perspective de mourir à la peine.
L’échec de ses commerces le rappelle faute de mieux à une vie conventionnelle dont l’hypothèse en réalité le dégoûte :
Hélas ! À quoi servent ces allées et venues, et ces fatigues et ces aventures chez des races étranges, et ces langues dont on se remplit la mémoire, et ces peines sans nom, si je ne dois pas un jour, après quelques années, pourvoir me reposer dans un endroit qui me plaise à peu près et trouver une famille, et avoir au moins un fils que je passe le reste de ma vie à élever à mon idée, à orner et à arme de l’instruction la plus complète qu’on puisse atteindre à cette époque, et que je voie devenir un ingénieur renommé, un homme puisant et riche par la science ? Mais qui sait combien peuvent durer mes jours dans ces montagnes-ci ? Et je puis disparaître, au milieu de ces peuplades, sans que la nouvelle n’en ressorte jamais. […] Chères mère et soeur, je reçois votre lettre du 21 janvier 1980. Ne vous étonnez pas que je ne vous écrive guère : le principal motif serait que je ne trouve jamais rien d’intéressant à dire. Car, lorsqu’on est dans des pays comme ceux-ci, on a plus à demander qu’à dire ! Des déserts peuplés de nègres stupides, sans routes, sans courriers, sans voyageurs : que voulez-vous qu’on vous écrive de là ? Qu’on s’ennuie, qu’on s’embête, qu’on s’abrutit, qu’on en a assez, mais qu’on ne peut pas en finir, etc., etc. ! […] Les gens du Harar en sont ni plus bêtes, ni plus canailles que les nègres blancs des pays dits civilisés ; ce n’est pas du même ordre, voilà tout.
Je fis fabriquer une civière recouverte d’une toile, et c’est là dessus que je viens de faire, en douze jours, les 300 kilomètres de désert qui séparent les monts du Harar du port de Zeilah. Inutile de vous dire quelles horribles souffrances j’ai subies en route.
Et Rimbaud de conclure :
Je crois qu’on doit avoir l’air excessivement baroque après un long séjour dans des pays comme ceux-ci.