Penseur et écrivain bretons, Adrien Morel a d’abord travaillé plusieurs années en tant que psychologue hospitalier après une double formation universitaire à la psychologie clinique et à l’épistémologie. Ensuite, il a exploré la psychologie du consommateur dans des fonctions de marketing en cabinet d’étude et en entreprise. Il vient de publier son troisième ouvrage. Adrien Morel a souhaité s’exprimer dans Unidivers en raison de l’esprit d’ouverture aux différentes acceptions du fait spirituel et religieux qui caractérise notre magazine. Nous publions donc une tribune de ce dernier dans laquelle il opère une relocalisation de la notion de transcendance dans l’inconscient. Au-delà de la question non seulement technique mais conceptuelle de savoir ce que définit l’inconscient et de ce qui le définit, le lecteur pourra voir dans cette tentative ou une posture réductionniste ou, au contraire, un chemin vers une théorie unifié du religieux. Comme toujours, les lecteurs sont invités à formuler des commentaires à la suite du texte
Aussi paradoxal que cela puisse apparaitre à nos contemporains, je pense que la crise actuelle des sociétés modernes se réduit en dernier lieu à une mutation de la religion. Exprimé autrement, ce qui manque aujourd’hui aux démocraties, c’est une religion. Cela mérite d’être commenté.
Toutes dimensions confondues, qu’il s’agisse d’économie, d’écologie ou de régulation personnelle, notre société n’a plus de sens. Ne l’attendant plus du ciel, elle ne le cherche plus nulle part. Les sociétés laïques ont jeté, avec la religion, l’outil qui servait à le produire ainsi qu’à le réguler. Cet outil n’a pas été remplacé. Du coup, ne disposant plus d’un sens global, avec une cohérence d’ensemble, la société aborde ses différentes problématiques en ordre dispersé.
À l’échelle de la société, on se contente le plus souvent de déplorer la perte des valeurs. Dans le domaine économique, on réclame une moralisation. Dans la vie quotidienne, la prolifération des coachs répond à toutes les interrogations : comment m’habiller, décorer mon intérieur, m’adresser à mon chef, à mes collègues ou subordonnés, etc. – jusqu’au « développement personnel ». Les gourous prolifèrent. La perte de sens global induit la multiplication des quêtes de réponses partielles. Celles-ci présentent le défaut majeur d’être locales, fractionnées, désordonnées et hétérogènes. En un mot incohérentes.
L’abandon de la religion a pour conséquence une perte de cohérence de la société et une déliquescence de sa cohésion. On ne fonde pas une civilisation sur des coachs.
Depuis toujours, les civilisations se définissent à partir des religions. La religion détermine les rapports de l’homme au monde qui l’entoure. Les rapports de l’homme avec lui même et avec ses semblables, qui constituent sa morale et sa spiritualité, les rapports de l’homme avec le monde au-delà de lui, naturel et surnaturel.
Dans les sociétés religieuses, toutes ces relations sont définies par la religion. Qu’en est-il dans une société sans religion ? Peut-il même y avoir une société sans religion ? Qu’est-ce qui se substitue à la religion pour définir les rapports de l’homme avec lui-même, ses semblables et le monde qui l’entoure ? Dans un premier temps et pour le moment : rien. Voilà le problème.
Toutes les religions du monde se définissent en référence au surnaturel. Ne croyant plus dans le surnaturel, l’homme moderne a cru sortir de la religion. Ceci constitue une erreur fondamentale de la modernité. Heureusement réparable, car les sociétés actuelles en payent aujourd’hui les conséquences.
Car, paradoxalement, en pensant ainsi devoir se passer de religion, la société moderne reste prisonnière de la conception traditionnelle que les religions proposent d’elles-mêmes. La dernière soumission de l’athée à la religion consiste dans cette croyance à la façon dont la religion se définit elle-même : dans sa référence au surnaturel. L’homme « moderne » a modernisé pratiquement tout, soit essentiellement son rapport technique au monde. Mais il conserve une manière archaïque, c’est-à-dire religieuse, de penser la religion. La prochaine étape des sociétés modernes et de leurs civilisations consiste à sortir de cette conception archaïque pour penser la religion elle-même en termes également modernisés.
Les sciences humaines nous permettent en effet aujourd’hui de comprendre la relation intime qui existe entre la condition humaine et la religion. Que l’on soit croyant ou non, c’est sa propre condition qui fait la nécessité pour l’homme de la religion. Car l’homme nait inachevé et incomplet.
Inachevé, il a besoin d’une éducation. Incomplet, il l’est à vie. Cela signifie qu’il n’est pas déterminé par son instinct. C’est l’autre nom de sa liberté. L’homme est libre, il en est fier. Libre en particulier de commettre des bévues. N’étant pas – totalement – déterminé par son instinct, il a besoin d’une régulation et doit disposer dans son environnement social d’un outil pour organiser cette régulation. Cet outil symbolique est nécessaire à sa constitution, à l’organisation de sa personnalité, à travers son éducation. Les sciences humaines redécouvrent aujourd’hui la nécessité de cet ordre symbolique. Cet outil d’éducation et de régulation personnelle et d’organisation morale de la société et de ses évolutions – nécessaire pour en assurer l’homogénéité et la cohérence, – cet outil qui est présent depuis les origines de l’humanité dans toutes les sociétés humaines, c’est la religion. Personne ne peut à lui tout seul réinventer une religion. D’autant que chaque être humain doit la trouver dans son environnement avant même sa naissance.
Faut-il alors inventer une autre religion ? En aucun cas. Notre société, comme toutes les sociétés humaines et depuis toujours, s’est constituée sur la base d’une religion à partir de laquelle s’est développée sa civilisation. Notre société dispose de sa propre religion. Par ailleurs, la religion est tellement intimement intriquée à la société que celle-ci ne pourrait en sortir, même si elle le voulait. À l’échelle d’une société, on ne change pas de religion, on ne la remplace pas non plus. La seule chose que l’on puisse faire est de la faire évoluer.
Une religion c’est avant tout un ensemble de textes, écrits ou non, constituant un corpus susceptible d’être interprété. Le rôle du clergé est précisément de fournir cette interprétation. La principale panne des monothéismes (et plus largement des religions traditionnelles) réside précisément là aujourd’hui. Le registre interprétatif fourni par le clergé à la société est caduc. Pour une grande partie de nos contemporains, le surnaturel a fait son temps.
Le rationalisme ne consiste pas seulement à refuser le surnaturel, mais à donner un statut rationnel et théorique aux phénomènes qui y sont traditionnellement logés.
Le seul moyen de remettre en route la religion est d’en moderniser l’interprétation. Cela nous est rendu possible précisément par les sciences humaines. Par ce mot, j’entends l’anthropologie clinique issue essentiellement de la psychanalyse. Cherchant à comprendre l’homme, Freud a pris, en effet, la totalité du monothéisme et l’a logé dans l’inconscient.
Ainsi compris, le surnaturel s’avère finalement être une représentation métaphorique de l’inconscient. Depuis toujours, l’homme sait et sent qu’il est soumis à des forces de sens et à des lois qui sont extérieures et supérieures à lui. Ces forces qu’il n’a pas trouvées en lui, non plus que dans la nature autour de lui, l’homme les a logiquement supposées hors de celle-ci, au-delà d’elle, dans une « surnature ». Freud nous a permis de comprendre que ces forces sont en réalité dans son inconscient. Elles ne sont pas hors de l’homme, mais hors de sa conscience. La « surnature » est la projection, par l’homme, de son inconscient, hors de lui et hors de la nature, au-delà de celle-ci.
Toutes les instances, tous les processus, tous les phénomènes décrits dans la surnature renvoient en réalité à autant de phénomènes constitutifs du psychisme humain. Dont une partie seulement parvient à la conscience du sujet. Le reste paraissant s’imposer à lui par une volonté supérieure et extérieure.
Ainsi entendue, la religion, quelle qu’elle soit, est une représentation métaphorique de la réalité anthropologique de l’homme. Une modélisation imagée de la condition humaine. Différents systèmes métaphoriques (différentes religions) coexistent. Tous traitent de la même réalité humaine. Le même type d’interprétation vaut pour toutes les religions. Appartenant à une civilisation monothéiste, nous devons faire évoluer le monothéisme. C’est-à-dire faire évoluer – moderniser – l’interprétation que l’on en fait. Une société moderne a besoin d’une religion moderne. Si on ne sort pas de la religion, si on ne change pas de religion, il est par contre souhaitable et nécessaire d’en faire évoluer l’interprétation.
L’apport de l’athéisme, grâce à l’anthropologie, consiste par conséquent à proposer une nouvelle interprétation de ce corpus pour remettre en route les religions dans l’histoire. L’avenir des religions consiste à les faire muter d’une rationalité et d’une légitimité surnaturelle vers une rationalité et une légitimité anthropologiques. Dieu est en l’homme (c’est son inconscient) et on n’a besoin ni de le chercher ailleurs ni d’espérer le rencontrer autrement et ailleurs qu’en l’homme. Que l’on soit croyant ou pas. On ne nie plus la transcendance, on en modifie le statut, la « nature ». J’ajoute que cette conception de la religion est parfaitement compatible avec la foi, donc ouverte aux croyants, qui ne doivent pas se trouver surpris de rencontrer Dieu en l’homme. Même si leur foi les conduit, tout en partageant cette approche anthropologique, à continuer de postuler une autre forme de transcendance plus traditionnelle.
La démocratie moderne, athée, se remettra en route quand elle aura compris qu’elle a besoin d’une religion et qu’elle en a une. Etre athée ne consiste plus dès lors à sortir de la religion, mais à postuler qu’il n’existe, pour l’homme, d’autre transcendance que celle de son inconscient. Et à admettre que les religions ne traitent que de cette dimension. En ouvrant leur interprétation, on remet les religions en route dans l’histoire. Dans cette perspective, l’époque que nous vivons ne se définit plus comme la sortie de la religion, mais comme la mutation de la religion. Mutation du surnaturel vers l’anthropologie qui inaugure une nouvelle ère des civilisations humaines.
Adrien Morel
Les ouvrages d’Adrien Moral sont édités aux Éditions du Promontoire