À l’heure où l’on photographie davantage les plats qu’on ne les savoure, un livre venu du XIXe siècle continue de nous parler avec une étonnante fraîcheur. Publiée anonymement en décembre 1825, la Physiologie du goût de Jean-Anthelme Brillat-Savarin demeure l’un des textes fondateurs de la gastronomie française. Non pas un simple recueil de recettes, mais un essai à la fois philosophique, joyeux et profondément humain au sujet de ce que manger veut dire…
« Dis-moi ce que tu manges, je te dirai ce que tu es » : si cette phrase est devenue un slogan mille fois détourné, elle demeure l’un des aphorismes les plus célèbres de Brillat-Savarin. C’est ce mélange de formule percutante, de réflexion morale, d’humour et d’érudition qui a fait entrer la gastronomie dans le champ des beaux-arts et de la pensée.
Un magistrat devenu philosophe de la table
Rien ne destinait, en apparence, Jean-Anthelme Brillat-Savarin à devenir l’auteur d’un tel classique. Né en 1755 à Belley, dans l’Ain, issu d’une famille de robe, il suit la voie tracée : avocat dans sa ville natale, élu député aux États généraux, puis nommé suppléant au tribunal criminel de l’Ain, président du tribunal civil et maire de Belley. Ses sympathies girondines le contraignent à l’exil : d’abord en Suisse, puis en Amérique.
De retour en France sous le Directoire, il devient secrétaire du général Augereau, puis secrétaire de l’état-major des armées républicaines en Allemagne. En l’an VI, il est nommé commissaire du gouvernement auprès du Tribunal criminel de Versailles, avant de rejoindre le nouveau Tribunal de cassation en l’an VIII. Il y siègera jusqu’à sa mort, en février 1826, quelques semaines après la parution – anonyme et à compte d’auteur – de l’ouvrage qui assurera sa postérité.
Homme d’une grande culture, familier des langues anciennes et des débats intellectuels de son temps, Brillat-Savarin rédige la Physiologie du goût pour « occuper ses loisirs ». Ironie de l’histoire : ce magistrat réputé pour sa sobriété, que ses proches décrivent comme d’une frugalité exemplaire, restera célèbre pour le livre qui a magnifié l’art de bien manger.

Une “physiologie” pour penser le goût
Sous son titre complet – Physiologie du goût ou Méditations de gastronomie transcendante – l’ouvrage se présente comme un traité à la fois sérieux et jubilatoire. On y trouve des aphorismes, des « méditations » thématiques, des portraits, des anecdotes parfois gaillardes, des réflexions morales, des citations latines, mais aussi des observations très concrètes sur les plaisirs de la table.
Brillat-Savarin s’y intéresse autant aux sens et à la digestion qu’aux usages sociaux, à la convivialité, aux régimes, aux excès et aux vertus de la modération. Il y célèbre la découverte de mets nouveaux – « La découverte d’un mets nouveau fait plus pour le bonheur du genre humain que la découverte d’une étoile » – tout en réfléchissant à ce que l’appétit et le goût racontent de nos sociétés.
En 1930, Robert Burnand, alias « Robert-Robert », résumait ainsi sa contribution : la gloire de Brillat-Savarin est d’avoir hissé la cuisine au rang de véritable art, digne de la littérature et de la philosophie. La Physiologie du goût enveloppe l’art culinaire d’un prestige inédit : elle prouve qu’on peut penser la table sans déchoir, et qu’il existe une sagesse particulière de la gourmandise.
Un classique pour gourmets et bibliophiles
Le livre a très vite trouvé son public. Publiée d’abord anonymement, la Physiologie du goût a été rééditée de nombreuses fois au XIXe et au XXe siècle, au point de devenir un objet de convoitise pour les bibliophiles autant que pour les gourmets. La première édition portant explicitement le nom de l’auteur, publiée en 1838 dans la collection « Bibliothèque Charpentier », figure aujourd’hui parmi les pièces recherchées des collectionneurs.
Deux siècles après sa parution, le texte n’a rien perdu de sa saveur. On y goûte autant le style – que Balzac tenait en très haute estime – que l’esprit : celui d’un homme qui, loin de prôner l’excès, voit dans le plaisir partagé de la table une forme de civilisation et de joie de vivre.

Pourquoi le lire aujourd’hui ?
À l’heure des plats industrialisés, des injonctions nutritionnelles et des débats sur l’empreinte écologique de notre alimentation, la voix de Brillat-Savarin résonne de manière singulière. Il ne s’agit ni de nostalgie, ni de culte d’une cuisine “à l’ancienne”, mais d’une invitation à reprendre le temps :
- retrouver la lenteur des repas partagés ;
- penser la cuisine comme un art de vivre, et pas seulement comme un assemblage de calories ;
- comprendre que le goût est à la fois affaire de culture, de mémoire et de sensibilité.
Loin des livres pratiques qui promettent des recettes “minute”, Physiologie du goût se lit comme une conversation à bâtons rompus avec un ami érudit, légèrement ironique, qui nous apprend à mieux savourer ce que nous mangeons… et, au passage, à mieux savourer la vie.
Offrir ce livre pour les fêtes, c’est donc moins offrir un manuel de cuisine qu’un compagnon de table : un texte à picorer, à annoter, à reposer, à reprendre au fil des années, comme on revient toujours aux mêmes plats réconfortants.
–> La réédition Hachette 2025 : un classique remis à table
Une édition fidèle à l’esprit d’origine
Hachette propose en 2025 une nouvelle édition de la Physiologie du goût, reprenant le texte et la couverture d’origine. De quoi offrir aux lecteurs d’aujourd’hui une plongée dans l’univers de Brillat-Savarin sans filtre ni simplification, avec la langue, les références et le rythme du XIXe siècle.
Une préface pour notre temps
Cette édition est préfacée par Kilien Stengel, spécialiste de l’alimentation et de la gastronomie. Il y replace Brillat-Savarin dans l’histoire des idées culinaires et montre en quoi ce texte, loin d’être un simple monument patrimonial, éclaire nos débats contemporains sur le manger, le plaisir, la santé et l’éthique.
