L’écrivain grec Christos Chryssopoulos s’est doublé, depuis quelque temps, d’un photographe sensible et pertinent. Il arpente la réalité trouble de sa ville avec un œil et une plume à la fois réaliste, poétique et critique dans une perspective en continuité avec le travail de promeneur initié par Walter Benjamin. Berceau de la culture européenne, Athènes semble aujourd’hui une ville-phénomène, une cité à part au cœur d’une crise commune. Exclusivement pour les lecteurs d’Unidivers Christos Chryssopoulos proposera deux fois par mois un texte-image, miroir sensible et réflexif sur le lieu et le temps qu’il habite. L’ensemble sera un journal d’écrivain et un témoignage iconique. L’ensemble se nomme Disjonction.
Il y a des moments où Athènes procure d’agréables surprises. Ou plutôt, une formule plus juste serait : où Athènes vous « intrigue ». Un soir, tard, alors que je marchais aux côté d’un ami qui se rendait chez son psychanalyste (ne pas considérer cette précision comme quoi que ce soit de plus qu’une mention contribuant à la description fidèle de l’épisode), la lumière bleu roi de cette planète bleue suspendue dans les airs a perturbé durant quelques secondes l’harmonie de l’espace tridimensionnel. Dans notre ville, habituellement, les lumières sont jaunasses. Ou blanchâtres – elles lavent la nuit de toute autre couleur. Mais le bleu, lui, est rare. Le bleu profond, plus rare encore. C’est ainsi que cette goutte lumineuse dans la nuit noire a exercé sur moi un charme. La boule bleu roi devant le bureau du psychanalyste donnait l’impression de n’être reliée à rien de terrestre. Elle flottait dans les airs entre les édifices avec la légèreté d’une plume. A croire qu’elle était d’un autre monde. Et durant quelques secondes à peine, le temps d’une illusion d’optique pour un passant, cette rue a pris la forme d’un tunnel noir dans l’espace. Les quelques pas que j’ai faits jusqu’au moment où l’illusion s’est dissipée, je les ai accomplis comme inconscient, ou plutôt avec une conscience bizarrement autre. Sous l’emprise d’une imperceptible sérénité. L’instant d’après, cette rue avait repris sa position habituelle face à l’opéra. La galaxie s’est révélé une enseigne lumineuse accrochée au mur de l’immeuble athénien, et j’ai sorti mon appareil photo de son étui. Mais une trace de ce sentiment d’étrangeté demeurait. Car l’inscription lumineuse ne renvoyait strictement à rien. Aucun magasin du nom de Galaxy dans cette ruelle, aucun café, aucune salle de billard, comme on aurait pu s’attendre avec un nom pareil. Pas non plus d’enseigne ou d’inscription à l’entrée de l’immeuble. Et ainsi, même fichée dans le mur, cette galaxie bleu roi ne venait de nulle part. A la fois sans attache, étrange, comme un voyageur de l’espace. Mon ami photographiait un chat qui nous regardait avec curiosité depuis la fenêtre d’un appartement au rez-de-chaussée du même immeuble. Athènes dresse continuellement devant nos pas ce genre de pièges bizarres. Des failles qui font perdre à notre conscience un peu de son orientation. Ainsi, l’entropie de la ville devient notre univers quotidien. Et nous, nous vivons dans une oscillation permanente entre le prévisible et l’inattendu. Cela fait aussi partie du charme étrange qui nous retient ici.
[Trad. Anne Laure Brisac]