Partir en Terre Adélie demeure une aventure et un voyage intérieur unique. Dans La Lune est blanche, par le dessin et la photo, Emmanuel Lepage et son frère François, nous emmènent avec eux dans ce périple. Dans un ouvrage d’une qualité exceptionnelle. Frissons garantis.
Les BD d’Emmanuel Lepage ne se feuillettent pas à la légère, car si l’on tourne les pages rapidement pour un premier aperçu on perd un moment fort, celui de la découverte brutale et frontale qu’ offre la vision d’un dessin double-page qui vous saute à la figure par sa force et sa qualité graphique. Emmanuel Lepage est en effet, avant tout, un dessinateur hors pair. Reconnu pour l’album La terre sans mal où il n’était « que » dessinateur aux côtés de la romancière Anne Sibran, il atteint sa pleine mesure avec Muchacho, ouvrage remarquable qui décrit la découverte par un jeune séminariste au Nicaragua de la Révolution, du monde violent des adultes et de sa propre sexualité. Il montre alors tout son talent pour dessiner la nature sauvage.
Voyageur dans l’âme, Emmanuel Lepage inaugure ensuite le genre du récit de voyage en 2011 avec un très réussi Voyage aux îles de la Désolation qui raconte son séjour sur le Marion Dufresne, bateau chargé de la liaison avec les Terres Australes. Cet essai réussi et reconnu par la critique l’encourage à renouveler l’expérience avec la sortie en 2012 de Un printemps à Tchernobyl dans lequel il décrit son séjour dans la zone interdite, 22 ans après la catastrophe.
Des traits communs à ces deux ouvrages les distinguent de la production traditionnelle. D’abord, des dessins prodigieux, comme cette découverte du sarcophage de Tchernobyl, patiemment attendu au fil des pages, qui vous éblouit et percute votre imaginaire. Une narration introspective ensuite qui vous emmène comme compagnon de voyage aux prises avec la beauté ou la sauvagerie des lieux visités, mais aussi avec les difficultés d’être loin de chez soi, de ses racines, dans un monde hostile ou lointain : « Que suis je venu faire ici ? » est la question latente qui distingue les ouvrages de Lepage des traditionnels carnets de voyages. Le dessinateur ne nous raconte pas des voyages revisités, idéalisés, mais par ses doutes, ses manques affectifs il transmet d’autres sentiments beaucoup plus forts qu’une simple narration chronologique ponctuée d’émerveillements exotiques.
Son dernier ouvrage La lune est blanche s’avère fidèle à cette méthode. Mais cette fois, à la demande de l’IPEV (Institut Paul Émile Victor) il dirige ses pas vers l’Antarctique, accompagné de François son photographe de frère. Cette expérience va le confronter à des défis physiques et psychologiques encore plus forts : quel animal est l’homme pour venir se mesurer, ou tout simplement vivre, dans une immense étendue de glace avec pour seul objectif de conduire un engin monstrueux parti de nulle part pour aller nulle part, voyage absurde, mais utile, comme une métaphore de la vie ? Le périple d’Emmanuel et François Lepage est bien avant tout un périple au cœur de l’âme humaine. Ce n’est pas le dépaysement qui est raconté, mais la confrontation avec soi même.
Voyager c’était entrer dans une troisième dimension, c’était devenir adulte. J’imaginais alors que le voyage me rendrait plus fort, plus sûr de moi…Mais le voyage râpe les peaux qu’on se donne, les apparences sociales. On est nu, la peau à vif. C’est un miroir sans concession.
La solitude, le froid extrême, l’isolement, le danger sont les éléments qui permettent d’affronter ce miroir. Et par le talent commun, les deux auteurs nous font partager leurs états d’âme. Les photos double-pages de François sont bouleversantes de simplicité et de force. Par leur minimalisme, le monde, ainsi strictement coupé en deux, moitié glace, moitié ciel, exprime un incroyable sentiment de solitude et de silence. Un oiseau, un iceberg, un simple point en plein centre de l’image accrochent cet espace infini à notre regard. Comme pour les hommes avec qui il partage le quotidien, les difficultés, le spectaculaire sont peu montrés, choix conforme au souhait du photographe : ce qui l’intéresse c’est « quand une photo me dit des choses de moi que je ne sais pas, que je ne formalise pas, quand je sors une image qui vient de loin, de l’intérieur ». Immense défi que de montrer rien, le vide, de faire entendre le vent. Emmanuel le réussit pareillement avec le talent qui fait de lui l’un des plus grands dessinateurs de BD actuels. Beaucoup moins scientifique (même si des pages sont consacrées au climat ou à la faune) que dans l’ouvrage consacré aux îles de la Désolation, il s’attache lui aussi avec de multiples techniques picturales, à nous confronter à l’infini. Il dessine un énorme brise-glace russe ou australien avec une précision et un réalisme proche d’une photo de son frère. Il dessine une plaque de givre, véritable toile abstraite, quand la réalité devient irréelle.
Mais une BD superbement illustrée n’est pas toujours une qualité suffisante pour en faire un ouvrage incontournable et Emmanuel Lepage sait raconter le passé indissociable de ces paysages, l’intrépidité extrême des aventuriers de la fin du dix-neuvième siècle et du début du suivant. Il sait nous raconter son histoire, nous faire partager son attente, son angoisse, son mal de mer, les difficultés d’une relation fraternelle. Et il sait encore nous transmettre son empathie pour ces hommes et femmes « exilés »qui vivent non pas en héros, mais comme les maillons d’une chaîne interminable à fabriquer, la chaîne du savoir. Les deux frères inscrivent leur récit dans l’histoire intime de ces quelques dizaines de personnes soigneusement sélectionnées dont ils cherchent à percer le sens de la présence dans un univers qui semble ne pas exister. Vivre parfois huit mois à seize personnes dans la nuit totale sous des températures allant jusqu’à moins 85° demeure un acte mystérieux et fascinant.
« Je ne veux pas vivre avec des chaînes aux pieds », déclare un conducteur d’engins, « on ne doit pas rester pour les enfants et se priver ainsi de vivre ». Mais vit-on « plus » à conduire un engin sur une page blanche sans fin ou à scruter inlassablement le ciel sans autre compagnie pendant des mois qu’une dizaine de ses semblables ? Chacun a sa réponse, mais le mérite d’Emmanuel et François Lepage est de nous inviter à réfléchir au sens de la vie de ses êtres hors normes. Et de nous offrir le miroir, ce fameux miroir, pour nous aider à nous la poser à nous même.
La lune est blanche dessin et scénario d’Emmanuel Lepage. Photos : François Lepage, Éditions Futuropolis. 29 €.
À noter une édition exceptionnelle grand format au tirage limité à 299 exemplaires édité par Perspectives Art9 avec un certificat numéroté et signé. L’excellence a un prix : 199€.