En ce 8 mars 2024, journée internationale des droits des femmes, la rédaction célèbre différentes figures féminines, d’ici et d’ailleurs, qui ont marqué l’histoire, mais dont leur récit reste parfois méconnu. Connaissez-vous l’histoire atypique de Jeanne de Belleville, surnommée “la Tigresse bretonne” ? Selon la légende, cette noble dame du XIVe siècle est devenue une pirate et corsaire sanguinaire par vengeance et par amour. Sa vie est digne des plus grandes épopées médiévales, mais qu’en est-il de la véritable histoire ?
Jeanne de Belleville est de ces personnages historiques à la vie romanesque dont la vie a suscité bien des mythes et légendes. Nombreux sont les récits qui existent au sujet de cette femme forte et puissante, considérée comme la première femme pirate dont on a les traces et les preuves. Mais entre mythes et réalité, qui était réellement la “tigresse bretonne”, la “lionne sanglante”, “la veuve sanglante” dont la devise était “Pour ce qu’il me plest” ?
Fille de Létice de Parthenay et de Maurice IV de Montaigu, seigneur de Belleville et Palluau, Jeanne est née vers 1300 à Belleville-sur-Vie, dans le Poitou. Mariée à 12 ans, veuve à 26 ans, elle épouse en secondes noces en 1330 Olivier IV de Clisson, noble breton et grand commerçant. De cette union naîtront quatre enfants, dont un hors mariage, amants avant d’être mariés. Devenue Jeanne de Clisson, elle mène une vie de noble des plus normales à l’époque médiévale. Elle administre elle-même ses différents domaines, comme Noirmoutier ou l’Île d’Yeu, et cherche à limiter la violence sexuelle sur ses terres en encourageant la création de bordels à Nantes.
C’est dans un contexte de guerres de Cent Ans et de succession que l’histoire de Jeanne de Belleville prend une nouvelle tournure, agitée par la houle et teintée de rouge. Sa vie paisible tourne court quand la guerre de Cent Ans, qui oppose la France à l’Angleterre, débute en 1337. Puis vient le conflit de succession autour du duché de Bretagne quatre ans plus tard. Deux familles se disputent alors le duché : Jeanne de Penthièvre, épouse de Charles de Blois et nièce du défunt, est soutenue par le roi de France Philippe VI de Valois ; Jean de Monfort, demi-frère du défunt, s’allie au roi d’Angleterre Édouard III.
À la différence de son frère, Olivier IV de Clisson décide de soutenir le clan Montfort. Fait prisonnier par les Anglais lors du siège de Vannes en 1342, il est libéré contre une maigre rançon. Il tombe en disgrâce auprès du roi qui le soupçonne d’avoir comploté avec l’ennemi. Le noble breton est arrêté et condamné à mort pour haute trahison alors qu’il est convié à Paris pour un grand tournoi en 1343. Il sera décapité sans procès. Le seigneur de Clisson sert d’exemple et voit sa tête exhibée au-dessus des remparts de Nantes…
C’est à ce moment que les rumeurs commencent à faire légende. À l’annonce de la mort de son mari, la dame de Clisson se rend avec ses deux fils à la Cité de Ducs et jure de venger l’élu de son cœur. Dans ce premier rugissement naît celle qu’on surnommera la lionne sanglante. Son objectif : harceler les partisans bretons du roi et faire vivre l’enfer au roi de France. Après avoir levé une armée de 400 hommes, elle prend la direction du château du seigneur Le Gallois de la Heuze, soutien de Charles de Blois. Devant le pont-levis, la noble entre facilement, le commandant ne se méfiant pas. L’armée de Jeanne fait alors irruption et massacre tout le monde dans un déferlement de violence. Seul Le Gallois de la Heuze et quelques hommes survivent.
Jeanne de Belleville est bannie du royaume de France après avoir refusé le procès demandé par le Parlement de Paris et le roi de France lui confisque ses biens par décret du 1er décembre 1343. Réfugiée en Angleterre, elle obtient le soutien d’Édouard III d’Angleterre et renforce sa flotte avec trois vaisseaux de guerre, peint en noirs avec des voiles rouges. Pendant plus de dix ans, la veuve sanglante aurait fait son œuvre dans les mers de la Manche et de l’Atlantique : elle pille des châteaux, incendie des villages, coule des navires marchands. Elle est crainte autant qu’elle est admirée par les marins. La légende raconte aussi qu’elle démembrait ses ennemis…
“La lutte est ouverte entre nous, roi puissant, Et tu seras, cruel ! vaincu par une femme : je porterai partout la mort et la flamme”
Biographie Jeanne de Belleville, 1868
Ceci n’est cependant qu’une vision romantique de Jeanne de Belleville, datant du XIXe siècle. Depuis le XVIIIe siècle, les biographes la décrivent comme une pirate et une corsaire vengeresse, mais peu de documents existent sur la veuve d’Olivier de Clisson. Les historiens ont récemment reconstruit une histoire plus authentique. Aristocrate attachée à son lignage, elle est devenue combattante par nécessité, pour sauver l’honneur et l’héritage de sa famille.
Une trace de sa condamnation par le roi de France est bien inscrite dans les registres criminels du Parlement de Paris en décembre 1343. Dans ce texte en latin, elle est accusée de rébellion et se voit confisquer l’ensemble de ses biens. Elle est également citée dans le texte de la trêve signée entre la France et l’Angleterre en 1347. Elle y est présentée comme une alliée du roi Édouard III. Elle apparaît aussi dans différents manuscrits médiévaux tel la Chronique Normande ou la Chronographia Regum Francorum, la chronique des rois de France écrite au XVe siècle. Ces textes semblent confirmer qu’elle est devenue une corsaire au service de la couronne britannique, mais peu d’informations sont données sur ses forfaits. Pourtant, « il semble certain qu’elle mena une guerre efficace et que ses victoires furent assez nombreuses pour faire parler d’elle », explique le romancier breton Robert de la Croix.
Son activité de combattante n’aurait en réalité duré que quelques mois, et non plusieurs années. Quand son mari se fait décapiter (1343), Jeanne de Clisson a déjà environ 400 hommes d’armes sous ses ordres et part à l’assaut du château de Touffou. Dans cette expédition punitive, elle venge l’honneur de son mari par le sang et la violence. Après l’attaque, elle prend la mer pour fuir en Angleterre. Sur son chemin, elle fait effectivement tuer des marchands français, ce qui contribuera à faire naître sa légende. Mais selon Astrid de Belleville, descendante de Jeanne de Belleville et auteure d’un mémoire de master sur la vie de son aïeule, cette dernière s’est seulement défendue face aux attaques françaises et n’a pas fait preuve de haine gratuite. Elle arrive finalement en Angleterre après avoir vécu un naufrage dans lequel un de ses fils est mort. Les archives anglaises révèlent qu’elle participe aux réunions décisionnelles concernant la Bretagne, comme celles à propos de la guerre en Bretagne en présence du roi Edouard III d’Angleterre et de ses lieutenants.
Quand Philippe VI est défait par les archers anglais à Crécy en 1346, l’installation de seigneurs anglais en Bretagne permet à Jeanne de recréer ses alliances et de recevoir des terres du roi d’Angleterre. Elle épouse le lieutenant du roi, Sire Walter de Bentley, ce qui lui permet de récupérer ses terres en France et d’en acquérir de nouvelles. Jeanne de Clisson finit sa vie à Hennebont (Morbihan) à la cour de Jeanne de Flandre, veuve de Jean de Montfort. Elle meurt en 1359. Élevé à la cour du roi d’Angleterre, Olivier V de Clisson obtient la restitution totale des domaines et châteaux confisqués à sa famille. À 24 ans, il devient le baron le plus riche de Bretagne et connétable de France, chef des armées. En digne fils de sa mère, il s’illustre sur les champs de bataille et reçoit le surnom de Clisson le boucher.