Le Lézard noir, le nom est tout un programme… A l’origine film japonais d’avant-garde de 1968 (de Kinji Fukasaku), le nom est aujourd’hui celui d’une maison d’édition française (fondée en 2004) ancrée dans les publications de qualité de manga et de romans graphiques avant-gardistes. Tout entier dévoué à la cause des publications nippones hors-normes l’éditeur basé à Poitiers défend une conception exigeante et très artistique d’une forme expressive que l’on classe trop facilement par ici dans les sous-genres jeunesse ou populaire…
Pour preuve la dernière parution en date du Lézard Noir… Le premier tome du roman graphique Chiisakobé de Minetraô Mochizuki est une pure merveille.
Shigeji, jeune charpentier, perd ses parents et l’entreprise familiale, «Daitomé», dans un incendie. Se rappelant les paroles de son père, « quelle que soit l’époque dans laquelle on vit, ce qui est important, c’est l’humanité et la volonté», il fait le serment de reconstruire Daitomé. Mais son retour à la maison natale s’accompagne de l’arrivée de Ritsu, amie d’enfance devenue orpheline et qu’il embauche comme assistante, et de cinq garnements au caractère bien trempé échappés d’un orphelinat. La cohabitation va faire des étincelles.Adaptation du célèbre roman de Shûgorô Yamamoto situé dans la période Edo et que Minetarô Mochizuki transpose dans le Japon d’aujourd’hui, Chiisakobé attire d’abord le regard par son dessin pop, agréable et élégant, qui nous donne envie de nous attarder sur chaque case.
Par un graphisme à la fois moderne et respectueux des codifications traditionnelles, l’auteur nous transporte dans un univers quotidien en phase avec toutes les difficultés humaines et économiques. Ode à la si singulière conception nippone de la jonction entre modernité et tradition Chiisakobé, œuvre profondément humaniste, insiste avec une grâce légère et sourcilleuse sur l’aspect fondamental de la transmission par-delà les divergences, sur l’unité et la sage continuation dans les respects des approches différentes…
Et c’est là tout ce qui fonde l’intérêt de cette maison d’édition unique, véritable ouvrage d’amour alchimique d’un homme décidé, contre vents et marées, à promouvoir une conception différente et, paradoxalement, très respectueuse des paradoxes provocateurs d’un extrême orient très vendeur, très porteur, mais encore si souvent mal compris et très mal vendu par ici…
Unidivers : Stéphane Duval, en 2004 vous créez les éditions Le Lézard Noir, quel a été votre parcours avant cela ?
Stéphane Duval : J’ai créé ma première structure éditoriale l’Île Verte en 1997 pour éditer un livre/CD sur François Augiéras, puis un second de Nicolas Genka. J’ai aussi co-organisé des expositions d’Augiéras, Romain Slocombe, d’artistes contemporains japonais et un concert de Genesis P.Orridge/Thee Majesty, Michael Gira et Étant Donnés. Je travaillais alors chez un disquaire indépendant à Poitiers. J’ai exercé ce métier pendant près de 13 ans. À l’époque je m’intéressais à ce qui se passait dans le milieu de la musique industrielle et expérimentale et j’avais développé un petit rayon avec des disques d’indus au sens large comprenant un intercalaire « japanoise ». Il y avait des disques de Merzbow ou CCCC dont les pochettes étaient illustrées avec du shibari qui me fascinait (bondage japonais). Mayuko Hino, membre de CCCC, était une actrice réputée de la Nikkatsu roman porno au début des années 1980. Mon intérêt pour le Japon vient en partie d’ici. Lors de mon second voyage en 2003 j’ai rencontré le mangaka Suehiro Maruo chez lui via un galeriste. J’avais connu son travail par une pochette de disque de John Zorn. L’idée m’est venue alors de l’éditer en France et de cette rencontre est née le Lézard Noir, projet qui a mûri encore quelques mois avant d’aboutir en 2004 à la publication de livres de Suehiro Maruo et Makoto Aida.
U. : Quelles raisons/motivations vous ont-elles conduit à vous lancer dans cette aventure ? La motivation est-elle toujours là après plus de dix ans dans un milieu, l’édition, qui semble confronté à bien des difficultés ?
Stéphane Duval : Au départ, l’édition était avant tout pour moi une manière de matérialiser dans le monde phénoménal des centres d’intérêt pour mieux les explorer. C’était également une manière de rencontrer les artistes qui m’inspiraient dans un contexte professionnel et, en produisant d’être au cœur de l’information.
U. : Avant-garde dite-vous dans la présentation du Lézard Noir ? Le manga a-t-il plusieurs facettes ? Vu d’ici il paraît toujours un genre très populaire, grand public, voire réservé aux plus jeunes ?
Stéphane Duval : Il est vrai que le manga est pénalisé auprès du grand public par cet à priori négatif hérité des années Dorothée : BD pour ados, violence, voire même niaiserie. Mais l’image a quand même bien évolué ces dernières années grâce à l’apport d’éditeurs comme Cornélius ou Imho, les sélections que nous avons régulièrement à Angoulême avec des ouvrages parfois compliqués et des articles majeurs dans la presse généraliste.
U. : Quelle est la part d’exigence artistique dans vos choix ? Chiisakobé, par exemple, pourrait vraiment se définir comme un véritable roman (graphique)…
Stéphane Duval : C’est compliqué de rentrer dans des chapelles de styles et je laisserai les spécialistes trancher sur ce sujet. On pourrait dire que Chiisakobé est un « roman graphique » parce que c’est l’adaptation d’un roman en BD. On pourrait aussi être tenté de dire que c’est un manga « d’auteur » pour éviter le terme « manga », voire du « néo-gekiga » (1), mais c’est tout simplement de la BD japonaise. Les Japonais n’ont pas de soucis avec le mot manga et l’auteur de Chiisakobé dit lui même qu’il est avant tout mangaka. Pour mes choix éditoriaux, il faut d’abord qu’il y ait un trait singulier, que le découpage soit plutôt assez cinématographique et que les sujets apportent un nouveau regard sur l’histoire et la société japonaise.
U. : Quelles sont aujourd’hui les grandes tendances du manga ? Lesquelles intéressent particulièrement Le Lézard Noir ?
Stéphane Duval : Elles sont multiples et le marché est immense. Lors de mon dernier voyage, j’ai vu des rayons entiers de mangas historiques qui se déroulent dans l’antiquité, etc., mais ça ne m’intéresse pas vraiment. Depuis quelques années je traque un plutôt les « outlaws » du manga, les oubliés du genre, même au Japon. Ceux qui par leur attitude et les thèmes développés agissaient de manière véritablement révolutionnaire et contre culturelle en traitant de thèmes politiques et de violence. Je veux parler d’un auteur comme Bonten Taro dont j’ai édité l’anthologie « Sex and Fury » ou encore Kazuhiko Miyaya que j’aimerais éditer. Tous deux ont été très marqués par Mishima. Je cherche également du côté d’artistes plus grand public, mais délaissés par les éditeurs français comme Umezu que j’ai édité avec un certain succès et qui est le père du manga d’horreur et bien sûr Mochizuki dont Chiisakobé présente un Japon actuel tout en étant ancré dans l’esprit japonais traditionnel. Ces livres sont un peu des tournants plus grand public au sein de mon catalogue.
U. : Vous avez également créé la collection Petit Lézard pour les plus jeunes lecteurs. Drôle de dichotomie quand le Lézard Noir publie également des titres plutôt érotiques ?
Stéphane Duval : Oui et non. Je n’ai jamais eu envie de n’éditer que des décadents, ce serait réducteur. J’ai des gouts et des centres d’intérêt très variés, parfois trop. Je suis venu à l’édition jeunesse par les Moomins qui dépassent les clivages générationnels et les publics, puis en éditant des amis auteurs pour la jeunesse japonais. J’édite également des beaux arts, de la cuisine, de l’architecture. Toute proportion gardée, un peu comme un minuscule Taschen qui lui édite à la fois de l’érotisme et de l’architecture et qui n’est pas pour autant considéré comme un éditeur érotique. Je n’ai pas pour vocation d’être un éditeur « underground », mais plutôt de toucher un plus vaste public avec le Lézard Noir.
(1) : Gekiga, signifie « dessin dramatique », à l’origine terme créé par Yoshihiro Tatsumi en 1957 par opposition au terme manga qui serait alors limité à son sens premier « d’images dérisoires ».