Ma Séraphine de Patrice Trigano ou la rencontre de deux destins

Séraphine de Senlis
L'Arbre de Paradis (1928-1930), Senlis, musée d'Art et d'Archéologie, dépôt du MNAM / Centre de création industrielle - Centre Georges Pompidou.

Ma Séraphine, pièce de théâtre de Patrice Trigano parue en juin 2023 aux éditions Maurice Nadeau, sera présentée au Festival Off d’Avignon du 7 au 23 juillet 2023. L’œuvre raconte la rencontre touchante entre Séraphine de Senlis, artiste peintre au talent caché, et Wilhelm Uhde, collectionneur d’art allemand qui l’a soutenue une grande partie de sa vie.

« Séraphine de Senlis » : c’est ainsi que Patrice Trigano baptise Séraphine (1864-1942), « bonne à tout faire » chez les bourgeois de Senlis. « Son talent était tel que je l’avais immédiatement ennoblie. » Quel talent ? Eh bien celui de la peinture ! De son vrai nom, Séraphine Louis, « Ma Séraphine » dont s’empare Patrice Trigano, serait peut-être restée une illustre anonyme sans sa rencontre fortuite avec un collectionneur et généreux mécène, marchand d’art allemand, amoureux de la France, Wilhelm Uhde (1874-1947).

Dans des dialogues imaginés par Patrice Trigano, historien des arts et des lettres, qui s’était déjà penché sur le sort de quelques poètes à la vie torturée (Artaud et Crevel entre autres), nous voilà plongés cette fois au cœur d’une histoire singulière à deux personnages, bien réels eux aussi et que rien ni personne ne devait réunir : Wilhelm Uhde, historien d’art, rencontre par le plus grand des hasards Séraphine Louis, artiste-peintre « secrète » quand elle a fini sa journée d’employée de ménage dans les logis cossus de la riche bourgeoisie senlisienne.

Ma Séraphine Patrice Trigano

Patrice Trigano la surnomme « Séraphine de Senlis » et la particule n’est pas innocente pour ainsi affirmer et rappeler la noblesse et le talent de la modeste femme et souligner, sur le mode ironique, la comparaison avec cette société de bourgeois terriblement distante et obtuse qui fait trimer les domestiques du matin au soir sans leur adresser d’autres paroles que des ordres de travail.

Séraphine est une femme de qualité, et naturellement généreuse. Quand elle a fini de faire reluire meubles et parquets des riches senlisiens, elle peint et offre ses toiles, « pour faire joli », dit ce cœur simple, et agrémenter les murs des salons de ses employeurs. « Je les donne aux gens qui les aiment bien », dira-t-elle humblement à Wilhelm Uhde.

Invité à dîner un jour dans l’une de ces maisons de Senlis, Wilhelm, historien et amateur d’art, apercevra aux murs quelques-unes des toiles de Séraphine et sera saisi par le charme et la qualité de cette peinture. Et s’attachera alors à tout prix à en faire reconnaître l’originalité dans le monde de l’art que connaît bien ce découvreur de talents, familier des galeries d’art de la capitale et des élites artistiques qui alimentent les conversations du Dôme de Montparnasse. « Depuis ma rencontre avec l’œuvre de Van Gogh, je n’ai rien vu d’aussi saisissant », avouera un jour Wilhelm Uhde à l’ingénue Séraphine.

  • Séraphine de Senlis
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Ce visiteur d’un soir chez des bourgeois figés de certitudes conservatrices et fermés à toute audace et ouverture d’esprit n’était pas, en effet, le plus banal des invités : Wilhelm Uhde, Allemand de naissance, compagnon du peintre Helmut Kolle, avait l’œil averti, le regard sans failles, le jugement très avant-gardiste pour l’époque, et collectionnait déjà les premières toiles de Picasso ou de Braque, rien de moins ! Un homme de ces temps naissants de l’art moderne qui allait révolutionner la première moitié du siècle. Et Séraphine, selon lui, était de ce compagnonnage ! Les œuvres de Séraphine Louis n’appartenaient à aucun courant connu ou émergent, ne s’apparentaient à aucun peintre déjà existant, à part peut-être le Douanier Rousseau, « elle qui comme lui n’avait pas eu de maître », un peintre dont Wilhelm était si friand.

« Il y a quelque chose de naïf dans ces tableaux. Et c’est précisément ce quelque chose de naïf qui me parlait. Une œuvre pure, exempte de toute influence ; une œuvre qui ne doit rien au passé, affranchie des règles, des contraintes et de l’enseignement. Une œuvre née du pouvoir de la grâce, de l’instinct, du divin ».

Wilhelm Uhde

Le divin, justement, c’est Séraphine qui en parle très vite à Wilhelm. C’est la Vierge Marie, lui dit-elle, qui lui inspire et commande ses tableaux ! « Elle lui parlait chaque soir, lui proposant de guider sa main. Et cet appel à l’art fut concomitant de l’apparition des premiers symptômes de sa schizophrénie à l’âge de quarante-deux ans », écrit Patrice Trigano. Une schizophrénie pas vraiment inédite chez les créateurs : « La folie s’est progressivement imposée à elle comme à Van Gogh ou à Goya à la fin de sa vie tout comme elle s’est invitée dans la vie d’Unica Zürn, femme du peintre surréaliste Hans Bellmer et sa double interprétation du réel dans ses crises de schizophrénie. » Une déraison qui lui fait s’inventer une vie et même, dans son délire imaginatif, un fiancé qu’elle s’apprête à épouser, raconte-t-elle à Wilhelm.

La folie l’avait même conduite à se laisser enfermer une nuit dans l’église du village pour peindre en rose la statue de la Vierge proche de l’autel ! C’est le maire de Senlis lui-même, fâché de l’incident, qui demanda l’internement de Séraphine à l’asile de Clermont où, dès lors, elle cessa de peindre et demeura onze années, nourrie de déchets de repas, livrée aux douches glacées et à l’incurie des soignants jusqu’au 11 décembre 1942, terme d’une vie achevée dans l’indifférence générale…

Séraphine avait peint entre 1912 et 1932 114 tableaux dont beaucoup, ensuite, ont pris place dans les collections des grands musées nationaux. Des tableaux aux sujets floraux récurrents qui ne sont pas sans rappeler, écrit Patrice Trigano, ceux de Van Gogh, « où l’on ressent, comme chez lui, la présence des hallucinations de l’artiste. Des tiges de fleurs s’entrelacent, les corolles se métamorphosent en sexes féminins et les feuilles piquent. »

Séraphine, femme hors du commun, sera soutenue sans défaillance, artistiquement et matériellement, par un Wilhelm lui aussi porteur d’un destin hors norme et tragique tout autant que celui de sa protégée, un homme en porte-à-faux avec la politique et les mœurs de son siècle. En 1914, « mes engagements contre le régime impérial faisaient de moi un homme traqué. Avec mon compagnon Helmut, qui s’efforçait de me soutenir, je fuyais valise à la main, de ville en ville : Wiesbaden, Munich, Francfort, Weimar, Berlin, Heidelberg… »

La résidence parisienne de ce citoyen d’un pays ennemi sera pillée dès le début du conflit mondial de ses trésors accrochés aux murs : « 12 Picasso, 22 Braque, mes Douanier-Rousseau, Marie Laurencin et les peintures de Séraphine […] bradés aux enchères à l’Hôtel-Drouot et livrés aux vautours. » Un vol massif qui sera suivi d’un autre, vingt-cinq années plus tard, perpétré cette fois par les troupes hitlériennes envahissant Paris après qu’il eut été déchu de sa nationalité allemande, pourchassé pour ses prises de position pacifistes et désigné à la vindicte nazie pour ses mœurs homosexuelles. Un « Job des Temps modernes », selon Patrice Trigano saisi par l’étrange et cruelle concomitance de ces deux vies, représentations d’un « présent douloureux » et d’un incessant malheur de vivre. « Le glissement progressif de Séraphine vers la schizophrénie fait écho au drame personnel de Wilhelm Uhde : ses rejets, ses humiliations, la perte de ses tableaux, son statut d’apatride, la traque dont il est l’objet », écrit-il.

Voilà qui va germer dans la tête de Patrice Trigano et faire la matière et les dialogues d’une représentation théâtrale à deux personnages intitulée Ma Séraphine. Et c’est le Festival Off d’Avignon de 2023 qui sera la scène estivale de cette extraordinaire aventure humaine et artistique du premier quart du XXe siècle. Dans une mise en scène de Josiane Pinson, avec Marie Bénédicte Roy dans le rôle de Séraphine et Laurent Charpentier dans celui de Wilhelm Uhde.

Ma Séraphine, précédé de Miroir de la folie, par Patrice Trigano, Éditions Maurice Nadeau, juin 2023, 106 p. augmentées de 9 reproductions de tableaux, ISBN 978-2-86231-427-3, 18€.

La vie de Séraphine Louis a fait l’objet de précédents livres : Séraphine de Senlis, d’Alain Vircondelet, Albin Michel, 1986, Séraphine de Senlis : le souffle de l’ange, par Corinne Bourreau, L’Harmattan, 2013, Séraphine, la vie rêvée de Séraphine de Senlis, par Françoise Cloarec, éditions Phébus, 2001, et d’un film, Séraphine, long-métrage franco-belge de Martin Provost, sorti en 2008, avec Yolande Moreau dans le rôle de Séraphine.

À lire cet exhaustif article sur Séraphine

Le Festival Off d’Avignon 2023 présentera la pièce du 7 au 23 juillet.

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