Le Grand Détournement : anatomie d’un hold-up budgétaire

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Matthieu Aron Caroline Michel-Aguirre Grand Détournement.

La publication du livre-enquête Le Grand Détournement par Matthieu Aron et Caroline Michel-Aguirre constitue un jalon important dans l’analyse critique des politiques publiques contemporaines en France.

Alors que l’État français affiche une dette publique supérieure à 110 % du PIB et appelle régulièrement ses citoyens à consentir des sacrifices, les auteurs révèlent l’existence d’un mécanisme massif de transferts budgétaires au profit des entreprises et des contribuables les plus fortunés. Selon leurs calculs, ce sont près de 270 milliards d’euros annuels – soit l’équivalent du budget cumulé de l’Éducation nationale, de la Défense et de la Justice – qui sont mobilisés pour soutenir le secteur privé, souvent sans contreparties effectives.

La politique de l’offre : genèse et promesses

Adoptée dès les années 1980, sous l’influence de la doctrine néolibérale et des recommandations européennes, la politique de l’offre a pour objectif de réduire les « rigidités » du marché du travail et d’améliorer la compétitivité des entreprises par des baisses d’impôts et de charges sociales*. Les gouvernements successifs, de droite comme de gauche, ont sanctuarisé ce modèle. Les dispositifs tels que le Crédit d’Impôt Recherche (CIR) ou le Crédit d’Impôt Compétitivité-Emploi (CICE) en constituent les instruments emblématiques.

Pourtant, de nombreux travaux d’évaluation ont souligné la faible efficacité de ces dispositifs en matière de création d’emplois ou d’innovation**. Matthieu Aron et Caroline Michel-Aguirre montrent que ces politiques ont essentiellement enrichi les actionnaires et alimenté les dividendes, sans produire les bénéfices économiques promis.

Un « détournement » légal mais opaque

L’apport majeur du livre Le Grand Détournement est de mettre en lumière le caractère systémique de cette captation de fonds publics. Les auteurs décrivent un « État guichet » où les grandes entreprises – TotalEnergies, LVMH, Sanofi, entre autres – reçoivent des aides considérables, sans contrôle démocratique réel. La métaphore du « hold-up légal » utilisée par Matthieu Aron et Caroline Michel-Aguirre traduit l’idée d’une légitimité formelle (les dispositifs sont votés par le Parlement) mais d’une légalité instrumentalisée au service d’intérêts privés.

Ce processus est renforcé par le lobbying, dont l’influence sur la fabrique législative est abondamment documentée dans la littérature en économie politique***. Le livre révèle que nombre de rapports critiques produits par la Cour des comptes ou par des commissions parlementaires ont été ignorés, voire enterrés, sous la pression des groupes d’intérêts.

Enjeux politiques et démocratiques

La dimension la plus inquiétante de ce « grand détournement » réside dans son impact sur la légitimité démocratique. Alors que l’État se présente comme contraint par la rareté budgétaire, il organise parallèlement des transferts massifs vers les acteurs économiques les plus puissants. Cette asymétrie alimente une crise de confiance politique et renforce la perception d’un système inégalitaire où les « assistés » seraient paradoxalement les milliardaires et les multinationales****. (Un mécanisme semblable se retrouve à l’oeuvre dans le fléchage des subventions à la presse vers les médias contrôlés par des milliardaires au détriment du pluralisme – cf. notre article ici)

Ce phénomène illustre une tendance analysée par les politistes comme la « capture de l’État » : une situation dans laquelle les élites économiques dictent les règles qui devraient les contraindre*****. Dans le cas français, la politique de l’offre a agi comme une « drogue budgétaire » : un instrument d’accoutumance qui fragilise la souveraineté fiscale et limite la capacité d’action publique.

Le Grand Détournement de Matthieu Aron et Caroline Michel-Aguirre ne se contente pas de dresser un constat économique : il propose une réflexion sur la déformation de l’idéal républicain. L’État, censé incarner l’intérêt général, devient le vecteur d’un transfert continu vers les classes hyperdominantes. Dans un contexte où les discours officiels invoquent la rigueur, l’ouvrage oblige à poser la question fondamentale : qui bénéficie vraiment de la dépense publique ?

Bibliographie

  • Aron, Matthieu, et Caroline Michel-Aguirre. Le Grand Détournement. Comment milliardaires et multinationales captent l’argent de l’État. Paris : Allary Éditions, 2025.
  • Cour des comptes. Les aides publiques aux entreprises : un dispositif à réformer. Paris : La Documentation française, 2019.
  • Hay, Colin. The Failure of Anglo-Liberal Capitalism. Basingstoke : Palgrave Macmillan, 2013.
  • Lemoine, Benjamin. L’ordre de la dette. Enquête sur les infortunes de l’État et la prospérité du marché. Paris : La Découverte, 2016.
  • Piketty, Thomas. Capital et idéologie. Paris : Seuil, 2019.
  • Stiglitz, Joseph E. The Price of Inequality: How Today’s Divided Society Endangers Our Future. New York : W.W. Norton & Company, 2012.
  • Transparency International. Lobbying en France : influence et transparence. Rapport 2020.

Matthieu Aron et Caroline Michel-Aguirre, Le Grand Détournement. Comment milliardaires et multinationales captent l’argent de l’État (Paris : Allary Éditions, 2025), 20 euros.

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Eudoxie Trofimenko
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