Aux Champs Libres de Rennes, on l’accueille comme un invité rare : Michel Pastoureau, historien médiéviste, spécialiste mondialement reconnu des symboles, des couleurs et des animaux.
Depuis plus de quarante ans, il explore l’envers du décor de notre culture. Derrière une couleur, un blason, une figure animale, il révèle des siècles d’histoire, de croyances et de représentations.
Michel Pastoureau n’écrit pas l’histoire politique ou militaire : il écrit l’histoire des sensibilités. Avec lui, le quotidien – le bleu d’un vitrail, l’ours d’un conte, la forme d’un drapeau – devient objet d’enquête. Et dans cette enquête, il n’y a pas de détails insignifiants : tout fait signe, tout porte mémoire.
L’imaginaire n’est pas l’opposé du réel
Son dernier livre, L’imaginaire est une réalité (Seuil, 2025, avec Laurent Lemire), affirme une thèse forte : l’imaginaire n’est pas le contraire du réel, il en est une composante essentielle. Les sociétés ne se bâtissent pas seulement sur des faits matériels ou des institutions tangibles, mais sur des récits, des symboles et des images partagées.
Opposer imaginaire et réalité, selon Pastoureau, relève d’un contresens moderne. L’imaginaire structure nos existences autant que l’économie ou la politique. C’est lui qui donne cohérence à un groupe, qui hiérarchise les valeurs, qui autorise ou qui interdit. En ce sens, il est une matière du réel – invisible, mais agissante.
Un exemple ? L’ours. Roi des animaux dans l’Europe païenne, il était perçu comme l’alter ego de l’homme. Mais avec le christianisme, le lion lui ravit la couronne. Ce basculement symbolique a profondément transformé la culture européenne. L’imaginaire animal a orienté le réel social, religieux et artistique.
Le bleu, roi des couleurs
De même pour les couleurs. Michel Pastoureau a consacré de grands ouvrages à chacune : Bleu, Noir, Vert, Rouge, Jaune, Blanc, Rose. Chaque fois, il montre que l’histoire des couleurs n’est ni naturelle ni neutre : elle est culturelle, politique, religieuse.
Le bleu en est l’exemple le plus célèbre. Méprisé au début du Moyen Âge – couleur sans éclat, sans valeur – il devient, à partir du XIIᵉ siècle, la couleur sacrée de la Vierge, puis celle des rois de France. Peu à peu, il s’impose comme couleur universelle, jusqu’à devenir la préférée des Européens modernes. Michel Pastoureau confie lui-même qu’il “vote bleu”. En choisissant cette couleur comme sa préférée, il reconnaît à la fois une inclination personnelle et un destin collectif.
À l’inverse, le vert l’inspire de la méfiance. Instable sur le plan technique (les teintures viraient vite), suspect sur le plan symbolique (associé au hasard, au diable, au poison, à l’infidélité), il ne trouve une véritable réhabilitation qu’au XXᵉ siècle, avec l’écologie. Pastoureau aime à rappeler : « Le vert n’a jamais été une couleur stable, ni historiquement ni symboliquement. »
Et le rose ? Sujet de ses recherches récentes, il est devenu une couleur emblématique des bouleversements contemporains : du féminin stéréotypé aux luttes identitaires, il reflète les tensions de notre époque.
L’ours, roi déchu et mémoire perdue
L’autre passion de Michel Pastoureau, ce sont les animaux. Avec la même rigueur qu’il a appliquée aux couleurs, il a écrit des histoires culturelles de l’ours, du cochon, du loup, de la baleine… Pour lui, les animaux ne sont pas seulement des figures biologiques, mais des miroirs culturels.
L’ours occupe une place à part. Roi des animaux avant le lion, il incarne la mémoire païenne. Son éviction a marqué la victoire d’un nouvel imaginaire, chrétien et hiérarchisé. Pastoureau écrit : « En tuant l’ours, son parent, son semblable, son premier dieu, l’homme a depuis longtemps tué sa propre mémoire et s’est plus ou moins symboliquement tué. »
Le bestiaire médiéval, qui faisait comparaître cochons ou insectes devant des tribunaux, illustre ce pouvoir symbolique. Juger un animal, ce n’était pas juger la bête, mais juger ce qu’elle représentait. L’imaginaire façonnait le droit, donc le réel.
Une méthode singulière : rigueur et gourmandise
La force de Michel Pastoureau tient aussi à son écriture. Savant rigoureux, il n’hésite pas à raconter, à ancrer ses analyses dans des anecdotes concrètes, à passer d’un manuscrit médiéval à un souvenir d’enfance. Il aime dire que son hypersensibilité aux couleurs, dès le plus jeune âge, l’a conduit vers cette voie. Son style est accessible, presque conteur. Là où d’autres bâtissent des systèmes, il propose des récits. Là où l’historien pourrait se perdre dans l’abstraction, il fait surgir le concret : une tunique bleue, une enluminure rouge, un blason frappé d’un ours.
Imaginaire et modernité : un enjeu vital
Mais l’historien ne s’arrête pas au Moyen Âge. Dans L’imaginaire est une réalité, il ouvre le débat sur nos sociétés contemporaines. Aujourd’hui, nos imaginaires sont saturés par la publicité, les écrans, les réseaux sociaux. Est-ce une menace ? Une colonisation des représentations ? Ou une nouvelle puissance symbolique ?
Michel Pastoureau invite à rester lucide. L’imaginaire ne disparaît jamais. Il se transforme. La question est de savoir s’il nourrit encore nos rêves, nos récits, nos espérances – ou s’il se réduit à des signaux marchands.
Dans cette perspective, il rejoint des penseurs comme Edgar Morin, qui appellent à former des esprits libres, créatifs, capables de naviguer dans la complexité. L’imaginaire, loin d’être un luxe, devient une ressource vitale pour affronter l’incertitude.
Question intime
Lorsqu’on lui demande quelle couleur représenterait l’éternité, Michel Pastoureau sourit. Et sa réponse jaillit…
Repères chronologiques Michel Pastoureau
- 1947 : Naissance à Paris. Enfance marquée par une hypersensibilité aux couleurs.
- 1968 : Études d’histoire et de paléographie à l’École des chartes.
- 1972 : Devient conservateur aux Archives nationales, spécialiste des sceaux.
- 1979 : Publie Les sceaux, son premier grand ouvrage.
- 1982 : Nommé directeur d’études à l’École pratique des hautes études, chaire d’histoire de la symbolique occidentale.
- 1997 : Dictionnaire des couleurs de notre temps : une première synthèse grand public.
- 2000 : Bleu. Histoire d’une couleur – immense succès, traduit dans de nombreuses langues.
- 2004-2014 : Série d’ouvrages consacrés à chaque couleur (Noir, Vert, Rouge, Jaune, Blanc).
- 2007 : L’Ours. Histoire d’un roi déchu – qui révèle son affection particulière pour cet animal symbole.
- 2011 : Le Cochon. Histoire d’un cousin mal aimé.
- 2016 : Le Loup. Une histoire culturelle.
- 2019 : La Baleine. Histoire d’un géant disparu.
- 2020 : Jaune. Histoire d’une couleur.
- 2023 : Rose. Histoire d’une couleur.
- 2025 : L’imaginaire est une réalité (avec Laurent Lemire) – un livre de synthèse, personnel et accessible, qui rassemble ses grandes intuitions.