Xavier Emmanuelli est mort. Avec lui disparaît l’une des consciences les plus obstinées de la médecine sociale française, un homme qui aura passé sa vie à courir derrière celles et ceux que la société laisse tomber. Fondateur du Samu social de Paris, cofondateur de Médecins sans frontières, ancien secrétaire d’État à l’Action humanitaire d’urgence, il s’est éteint à 87 ans, ce dimanche 16 novembre 2025. On l’avait surnommé le « médecin des pauvres ». L’expression est réductrice. Xavier Emmanuelli aura surtout été le médecin de toutes les vies en marge, des corps brisés, des esprits cabossés, des existences reléguées aux bords de la ville et de la République.
François Xavier Emmanuelli naît le 23 août 1938 à Paris, dans une famille profondément marquée par la Corse et par la Résistance. Son père, instituteur puis médecin, est originaire de Zalana ; sa mère, institutrice, de Propriano. Tous deux s’engagent pendant la Seconde Guerre mondiale, cachent des enfants juifs, et seront reconnus « Justes parmi les nations ».
Il grandit avec deux sœurs – Anne Marie, future professeure d’université à la faculté de pharmacie, et Claire, gynécologue – et un frère, Jean-Marc, lui aussi gynécologue et chirurgien, qui présidera l’Association des médecins corses fondée par leur père après-guerre. Dans ce foyer traversé par la pauvreté et la dignité, l’enfant apprend très tôt que la misère n’est pas une abstraction. Le cabinet médical du père voit passer des blessés, des pauvres, des « abandonnés ». L’idée que la médecine doit se tenir du côté des humiliés s’ancre là, une fois pour toutes.
Pendant ses années d’études, il hésite entre la philosophie et la médecine. Militant communiste, copain de fac de Bernard Kouchner, il fréquente le service d’ordre antifasciste, participe à des expéditions militantes, jusqu’en Jordanie en 1970. Il croise Rony Brauman dans ce milieu d’« amis de Cochin » pour lesquels le militantisme est aussi une manière d’aller affronter, parfois physiquement, les extrêmes droites. Dans ces années-là, il dessine occasionnellement pour Hara-Kiri. Mais il garde au fil du temps une distance amusée avec les dogmatismes, comme si la confrontation au réel – celui de la souffrance, de la maladie, de la rue – avait vite relégué les grands schémas idéologiques à l’arrière-plan.
Il opte finalement pour la médecine. Diplômé en 1967, il se spécialise d’abord en neurologie, puis en anesthésie-réanimation en 1976. Il est médecin généraliste des Houillères à l’hôpital des Mines de Freyming-Merlebach de 1972 à 1975, au plus près d’un monde ouvrier déjà abîmé par les conditions de travail. Puis il embarque dans la marine marchande pendant deux ans. Sur les cargos et les paquebots, il découvre les urgences isolées, les brûlés que l’on tente de sauver au large, les gestes à inventer quand la médecine manque de moyens et que le temps se compte en heures de mer.
Ces années forgent une conviction. On ne soigne pas seulement des corps, on affronte aussi des systèmes, des dispositifs, des abandons organisés. Entre-temps, il rejoint Médecins sans frontières à la direction, y retrouve Rony Brauman, et participe à la structuration de ce qui n’est encore qu’une ONG turbulente et inventive. Il se forme ensuite à l’urgence et rejoint le SAMU sous la direction de son maître, le professeur Pierre Huguenard, l’un des fondateurs du service. L’urgence devient pour lui ce laboratoire où se lit, à ciel ouvert, la vérité d’une société.
Parallèlement à ses engagements publics, il élève trois enfants, qui suivront eux aussi des études de médecine. Chez les Emmanuelli, le soin devient presque un langage familial.
En 1971, aux côtés de Bernard Kouchner et d’une poignée de médecins et de journalistes, il participe à la création de Médecins sans frontières. L’idée est simple, radicale ; porter secours au-delà des frontières, quelles qu’elles soient, et témoigner publiquement des violences observées.
Xavier Emmanuelli prend part à cette aventure pionnière où l’urgence humanitaire devient un langage politique. Derrière les images de crises – Biafra, guerres civiles, catastrophes naturelles – se dessine chez lui une obsession. Comment soigner quand la société entière fabrique des exclus, qu’ils soient là-bas ou au coin de la rue ?
De 1987 à 1993, il est médecin-chef à la maison d’arrêt de Fleury-Mérogis. Il y affronte la montée du sida, les ravages de la toxicomanie, la violence carcérale. Cette expérience l’ancre définitivement du côté de ce qu’il appellera plus tard « la grande exclusion ».
En 1995, Jacques Chirac et Alain Juppé lui confient un portefeuille inédit. Secrétaire d’État auprès du Premier ministre, chargé de l’Action humanitaire d’urgence. La fonction ne durera que deux ans, jusqu’en 1997, mais elle dit quelque chose de ce qu’il incarne alors : l’idée que l’urgence humanitaire n’est pas un supplément d’âme, mais une responsabilité régalienne.
Ce passage au gouvernement ne le transforme pas en apparatchik. Il reste d’abord un praticien, un homme de terrain, souvent plus à l’aise dans un fourgon de nuit que dans un salon ministériel.
En 1993, Xavier Emmanuelli cofonde le Samu social de la ville de Paris. Le principe est révolutionnaire dans sa simplicité ; ne plus attendre que les sans-abri viennent frapper à une porte, aller à leur rencontre, la nuit, là où ils se cachent pour survivre. Maraudes, équipes mobiles, hébergement d’urgence, prise en compte de la souffrance psychique : une autre façon de concevoir l’action sociale se met en place.
Le Samu social devient rapidement le symbole d’une France qui ne veut pas s’habituer aux corps recroquevillés dans les halls de gare. En 1998, il fonde Samusocial International pour déployer cette approche dans d’autres grandes villes du monde. À partir de 1997, redevenu praticien hospitalier, il prend aussi la responsabilité du réseau national « Souffrance psychique et précarité », créé pour articuler aide psychiatrique, travail social et lutte contre l’errance.
En 2011, il claque la porte du Samu social de Paris pour protester contre des réductions drastiques de moyens alloués à l’hébergement d’urgence. Geste de colère, mais aussi fidélité à sa ligne. On ne gère pas la détresse à la baisse, on ne rationalise pas la misère comme un simple poste de dépense. Il poursuivra toutefois son action au sein de Samusocial International.
Responsabilités et engagements publics
- Cofondateur de Médecins sans frontières (1971).
- Médecin-chef à la maison d’arrêt de Fleury-Mérogis (1987-1993).
- Fondateur du Samu social de la ville de Paris (1993).
- Fondateur de Samusocial International (1998).
- Secrétaire d’État chargé de l’Action humanitaire d’urgence (1995-1997).
- Président du Haut comité pour le logement des personnes défavorisées (1997-2015).
- Membre du conseil d’administration de l’OFPRA (à partir de 2009).
- Membre de la Commission nationale consultative des droits de l’homme (à partir de 2015).
- Parrain d’ActionFroid, association citoyenne venant en aide aux sans-abri.
- Membre du comité d’honneur d’Aviation sans frontières, dont il préface le livre Pilotes sans frontières de Bernard Chauvreau.
Décorations et reconnaissance
L’État finira par reconnaître officiellement ce que des milliers d’anonymes avaient déjà compris. La portée exceptionnelle de son engagement. Xavier Emmanuelli est élevé au rang de grand officier de la Légion d’honneur en 2020, après en avoir été fait commandeur en 2005 et avoir siégé au conseil de l’ordre national. Il est également grand officier de l’ordre national du Mérite depuis 2014 et titulaire de la médaille d’honneur de la santé et des affaires sociales.
Ces rubans ne changent rien à sa manière d’être – modeste, volontiers râpeuse, parfois « casse-pied » comme le disaient certains éditorialistes –, mais ils viennent inscrire dans la mémoire officielle ce que son parcours raconte. On peut faire de l’urgence un art de vivre et une éthique.
Un penseur de la pauvreté, une œuvre écrite foisonnante
Xavier Emmanuelli n’a pas seulement pris la plume pour témoigner, mais pour interroger en profondeur ce que la pauvreté fait à nos sociétés. Son œuvre mêle récits de terrain, essais politiques et méditations spirituelles. Parmi ses livres marquants, on peut citer :
- Moriturus (1971), récit inaugural d’un médecin confronté à la mort.
- Médecine et secours d’urgence (1979), puis Au secours de la vie. La médecine d’urgence (1996, avec Julien Emmanuelli), qui racontent de l’intérieur la naissance et la pratique du SAMU.
- Les prédateurs de l’action humanitaire (1991), réflexion critique sur les dérives possibles du secteur.
- La Fracture sociale (2002), La grande exclusion (2009, avec Catherine Malabou), qui tentent de penser les mécanismes d’élimination silencieuse à l’œuvre dans nos sociétés.
- Au seuil de l’éternité (2010, prix Spiritualités d’aujourd’hui), où il relie expérience de l’urgence et quête spirituelle.
- S’en fout la mort (2012, avec Sylvie Coma), livre de mémoire où il revient sur une vie passée « au bord », auprès de ceux qu’on préfère ne pas regarder.
- En cas d’urgence, faites le 15 (2015, avec Suzanne Tartière), Les Enfants des rues (2016), Accueillons les migrants ! Ouvrons nos portes, ouvrons nos cœurs (2017), qui prolongent son combat en faveur des sans-abri, des enfants des rues et des exilés.
À ces ouvrages s’ajoutent des textes écrits avec des philosophes, des théologiens, des psychanalystes, autour de la fragilité, de la pauvreté, de la place des derniers dans nos univers politiques et religieux. Loin des livres « à thèse », ces essais gardent la rugosité du réel : anecdotes de maraude, visages rencontrés, colères contre les politiques publiques, mais aussi humour noir, autodérision, refus du pathos.
Une voix pour les sans-abri, les exilés, les « enfants perdus »
Au-delà des dispositifs, des sigles et des institutions, il restera d’abord de lui une certaine manière de parler des pauvres. Ni saint, ni héros, Xavier Emmanuelli refusait les discours lénifiants comme les grandes déclarations moralisatrices. Il se méfiait des postures de compassion à distance.
Ce qu’il exigeait, c’était un déplacement très concret ; aller vers, écouter, accepter de voir ce que la ville nous pousse à ignorer. Les sans-abri de Paris, les migrants aux frontières de l’Europe, les malades psychiques à la rue, tous ces visages avaient pour lui un droit imprescriptible à la dignité.
De 1997 à 2015, il préside le Haut comité pour le logement des personnes défavorisées, rappelant inlassablement qu’un pays qui tolère la rue comme horizon de vie pour certains des siens fabrique de la violence sociale à bas bruit.
La mort de Xavier Emmanuelli ne clôt pas seulement une trajectoire personnelle. Elle met un visage sur une question qui nous concerne tous. Que faisons-nous des vies jugées inutiles ?
Il laisse des institutions – Médecins sans frontières, le Samu social de Paris, Samusocial International, Les Transmetteurs, le réseau « souffrance psychique et précarité » – mais aussi une façon très singulière d’habiter la médecine : debout, mobile, indocile, à l’écoute de ce qui se brise d’abord chez les plus fragiles.
On dira de lui qu’il fut un « médecin des pauvres ». Il fut surtout un homme qui aura tenté, toute sa vie, de réduire ce fossé obscène entre ceux qui dorment au chaud et ceux qui dorment dehors.
Ce soir, dans les rues qu’il a tant parcourues en maraude, beaucoup d’équipes continueront à s’arrêter auprès des silhouettes recroquevillées sur un banc, un carton, un bout de trottoir. Son nom ne sera pas forcément prononcé. Mais une partie de ce geste – s’accroupir, parler doucement, proposer une couverture, un café, une place à l’abri – portera encore, silencieusement, la trace de cet homme, juste, grand et simplement très humain que fut Xavier Emmanuelli.
