Nous entrons dans une société paradoxale. Jamais le temps de loisirs n’a été aussi central dans nos existences, et jamais ceux qui fabriquent ce temps symbolique n’ont été aussi fragilisés. Jamais le travail n’a été aussi discontinu, fragmenté, projetisé, et jamais le modèle salarial continu n’a été aussi obstinément défendu comme norme. Jamais la création n’a été aussi omniprésente, et jamais les créateurs n’ont été aussi sommés de se justifier économiquement.
Si l’on veut sortir des procès d’intention, il faut d’abord nommer le fait brut. Nous vivons une transition où les carrières se désagrègent en missions, où les employeurs se multiplient, où le “temps hors contrat” s’étend — et où les protections, elles, restent largement indexées sur l’emploi continu. C’est dans ce décalage que s’inscrit une question trop souvent traitée comme technique : que devient le régime des intermittents du spectacle dans une société de loisirs pauvre, automatisée et fragmentée ? Et, plus avant, pourquoi, au moment précis où l’intermittence devient une norme sociale (bien au-delà de la culture), fragilise-t-on le dispositif qui avait su organiser une continuité de droits dans un univers d’emplois discontinus ?
L’intermittence comme anticipation du monde à venir
Le régime des intermittents n’a jamais été une anomalie folklorique ni un privilège corporatiste. Il a été une invention sociale. Une tentative — imparfaite mais lucide — de répondre à une réalité que le capitalisme industriel pensait mal parce qu’elle ne rentre pas dans ses cases, autrement dit, un travail discontinu par nature, mais exigeant, qualifié, et dont la production ne peut pas être organisée en emploi continu sans déformer le secteur.
Là où le salariat classique repose sur la continuité du poste, l’unicité de l’employeur et la rémunération du temps mesurable, l’intermittence a reconnu autre chose : la pluralité des employeurs, la discontinuité structurelle de l’activité, la valeur d’un temps “hors contrat” qui n’est pas un loisir, mais un temps préparatoire inscrit dans la production (répétitions, repérages, préparation technique, recherche, apprentissage).
Autrement dit, elle reconnaissait que tout le travail ne se réduit pas à l’exécution immédiate, et qu’une société peut légitimement amortir, par un mécanisme assurantiel, les interstices entre contrats — dès lors que la profession est déclarée, encadrée, et contrôlable. On peut débattre de ses paramètres ; il est plus difficile de contester la réalité qu’il prend en charge : l’œuvre ne surgit pas d’un simple pointage.
Aujourd’hui, ce que vivent les intermittents depuis des décennies devient la condition ordinaire de millions de travailleurs. Qu’ils se nomment pigistes (le mode de paiement à la pige est en chute libre), chercheurs précaires, designers, développeurs freelances, créateurs numériques, travailleurs des plateformes. L’intermittence n’est plus l’exception, elle est l’avant-poste. Ce parallèle n’implique pas d’étendre mécaniquement les annexes 8/10 à tous ; il signifie que le débat n’est plus sectoriel ; il préfigure une question générale de protection dans un monde d’emplois discontinus.
Et pourtant, on s’emploie à normaliser le régime au modèle de l’emploi continu avec des seuils, plafonds, modes de calcul, exigences de traçabilité conçues pour un autre monde. Le risque est que le dispositif demeure juridiquement, mais produise de moins en moins de continuité réelle de droits pour les trajectoires les plus hachées.
Quand l’œuvre est ramenée au travail
Hannah Arendt distinguait le travail (la reproduction de la vie), l’œuvre (la fabrication d’un monde durable) et l’action (l’espace du politique). Cette distinction n’est pas un vernis. Elle éclaire un point très concret. Quand une société ne reconnaît que l’emploi mesurable, elle traite le temps de création comme un défaut et non comme une condition de production.
Ce que nous faisons aujourd’hui, en alignant l’intermittence sur les standards du salariat continu ou de l’intérim, c’est l’inverse : ramener l’œuvre au travail et le travail à l’emploi immédiatement comptable. Le problème n’est pas le contrôle en soi — il est légitime — mais le modèle implicite qu’il impose qui consiste à exiger du continu là où le discontinu est constitutif.
La conséquence est profonde. On ne supprime pas la culture, on la dépolitise, on la détemporalise, on la déprofessionnalise. Elle survit comme flux et comme contenu, elle s’érode comme métier. Ce n’est pas un jugement esthétique mais une transformation industrielle.
Un angle mort – la responsabilité de l’audiovisuel dans la “permittence”
Il serait trop simple — et trop confortable — de faire du régime un pur martyr de l’actuelle rigueur budgétaire. Car une large part de sa fragilisation vient aussi de son usage dévoyé, notamment dans certains segments de l’audiovisuel. Là où l’intermittence devait protéger la discontinuité de l’œuvre, des employeurs ont parfois organisé une continuité de fait (équipes récurrentes, postes structurels, activité quasi permanente) sous forme de CDD d’usage en chaîne qui a transféré sur l’assurance chômage ce qui relève normalement de la responsabilité salariale ordinaire.
Le point décisif, pour sortir de la polémique, est de poser un critère non moral mais structurel. Quand un même besoin, un même poste, une même organisation se reproduisent durablement, l’emploi n’est plus “d’usage”, il est permanent déguisé. La “permittence” n’est pas d’abord une ruse individuelle, c’est souvent une ingénierie d’emploi, nourrie par la sous-traitance, la pression des calendriers, et la recherche de flexibilité-coût.
Le résultat est politiquement explosif. En laissant prospérer ce détournement, on offre aux adversaires du régime l’argument le plus efficace… et l’on finit par durcir indistinctement les règles, au détriment de ceux qui incarnent l’intermittence légitime (compagnies, scènes fragiles, artistes et techniciens réellement discontinus). Reconnaître la permittence ne justifie pas la casse. Au contraire, cela impose une réforme ciblée qui est de contraindre l’emploi permanent déguisé et protéger l’intermittence réelle.
Pourquoi l’État n’a-t-il pas “tranché” contre la permittence ?
C’est ici que le débat devient vraiment politique, parce que l’on touche à une tension structurelle. L’État a plus facilement réformé la protection que la production. Il a plus facilement modifié les règles d’indemnisation que les règles d’emploi. C’est curieux… Pourquoi ? D’abord parce que l’assurance chômage n’est pas une simple politique ministérielle, elle relève d’un système de gouvernance où l’État encadre et agrée, mais où la réforme passe largement par l’Unédic et les partenaires sociaux.
Ensuite parce que la permittence se nourrit d’un levier juridique central, le CDD d’usage, autorisé dans des secteurs comme l’audiovisuel. Tant que ce levier demeure large, la reconstitution de chaînes de contrats courts est un réflexe économique. Enfin, parce que traiter la permittence “au bon endroit” suppose de viser des employeurs structurants — y compris des acteurs où l’État est financeur, tutelle ou donneur d’ordre, notamment le ministère de la Culture — et donc d’assumer des coûts (requalifications, hausse de masse salariale, réorganisations) immédiatement visibles.
Autrement dit, au lieu de corriger l’architecture de l’emploi, on corrige l’assurance. Au lieu de contraindre l’amont, on discipline l’aval. Et l’intermittence légitime finit par payer pour des contournements qu’elle n’a pas fabriqués. Si l’on veut négocier, il faut un principe commun acceptable par tous : on ne réforme pas un secteur discontinu en punissant la discontinuité ; on le réforme en empêchant que le permanent se déguise en temporaire.
Si l’État hésite à trancher, c’est parce que ses institutions vivent de contrats courts structurels !
On ne peut pas dénoncer la permittence dans l’audiovisuel privé tout en organisant, à bas bruit, une permittence administrative dans les institutions publiques — musées, conservatoires, scènes labellisées, établissements d’enseignement artistique, services culturels territoriaux — où des besoins manifestement durables sont couverts par une poussière de contrats courts qui prennent la forme de vacations à l’acte, CDD minuscules, renouvelés dix, vingt, cinquante fois, jusqu’à faire tenir une carrière entière sur une suite de morceaux administratifs.
C’est là que la critique devient intenable. L’État exige de “rationaliser” les protections sociales, mais ne rationalise pas sa propre fabrique d’emploi. Peu importe le régime juridique — droit du travail ou droit public — l’esprit est le même… un besoin permanent appelle une stabilisation. Or l’État fustige l’optimisation des annexes, tout en tolérant — et souvent en fabriquant — le contournement structurel de cette évidence, externalisant sur l’assurance chômage (ou sur l’endettement intime des travailleurs) le coût réel de sa politique culturelle.
Ce passage n’a pas pour but d’innocenter le privé. Il vise à montrer que la précarité est devenue une norme de gestion jusque dans les institutions qui prétendent la combattre. Tant que l’État ne mettra pas d’ordre dans cette précarité publique organisée, toute réforme du régime des intermittents restera moralement fragile et politiquement bancale. Elle aura la forme d’une vertu budgétaire, mais le fond d’un déplacement de charge — corriger l’assurance pour ne pas corriger l’emploi, discipliner les personnes pour ne pas contraindre les employeurs, et, finalement, demander à la culture de survivre à crédit humain.
L’obsolescence de l’humain… et du créateur
Günther Anders parlait de l’obsolescence de l’homme confronté aux systèmes techniques qu’il a lui-même produits. L’automatisation, et désormais l’intelligence artificielle, accentuent cette dissymétrie. Nous produisons plus vite que nous ne comprenons, plus que nous ne rémunérons, plus que nous ne reconnaissons.
Dans la chaîne culturelle, l’IA ne remplace pas l’art, elle redistribue la valeur et, souvent, la concentre. Elle automatise les segments standardisables (montage basique, illustration, écriture fonctionnelle), tout en renforçant la position de quelques figures “bankables” et d’intermédiaires capables de capter la distribution. Entre les deux, une masse de travailleurs culturels devient interchangeable, assistée par machine, sous-payée ou non payée.
Le sujet n’est pas d’être pour ou contre l’IA, il est de savoir qui capte les gains et qui porte le risque. Dans ce contexte, le régime des intermittents protégeait quelque chose d’insupportable pour l’idéologie dominante qui est le droit à un temps humain non optimisé, non immédiatement rentable. Sa remise en cause n’est pas seulement budgétaire, elle est anthropologique.
La responsabilité envers le temps long
Le régime des intermittents incarnait, sans le dire, une éthique de la responsabilité qui consiste à accepter de financer aujourd’hui un temps de création dont les effets ne sont ni immédiats ni garantis.
Détricoter ce régime au nom de la rigueur budgétaire, c’est choisir le court terme contre le long terme. C’est accepter que la culture se réduise à ce qui est immédiatement monétisable. C’est renoncer à une écologie du temps où toutes les activités humaines ne sont pas sommées de produire un retour rapide sur investissement.
Ne pas financer le temps long ne supprime pas le besoin. On le paie autrement, par déqualification, turnover, concentration de la production, et désertification culturelle des territoires. La société de loisirs pauvre n’est pas pauvre parce qu’elle manque de richesses, elle est pauvre parce qu’elle refuse de les redistribuer vers ce qui ne se mesure pas immédiatement — et parce qu’elle laisse se concentrer les rentes là où l’automatisation accroît pourtant la productivité.
L’injustice symbolique du “vrai travail”
David Graeber a montré comment nos sociétés valorisent ce qui est immédiatement mesurable, conforme à l’organisation, et facilement justifiable, tout en dénigrant des activités utiles mais difficiles à quantifier. Le régime des intermittents était l’un des rares dispositifs à contester cette hiérarchie en reconnaissant que créer, répéter, chercher, transmettre est un travail, même sans fiche de poste continue.
Aujourd’hui, on inverse la charge de la preuve. On demande aux intermittents — et, au-delà, à tous les travailleurs discontinus — de prouver en permanence leur utilité, leur rentabilité, leur conformité à des critères pensés pour l’emploi industriel du XXᵉ siècle. Ce n’est pas une réforme, c’est une violence qui, au nom de l’équité, finit par rendre suspect tout ce qui ne ressemble pas à un CDI. CDI dont de moins en moins de jeunes veulent…
Il n’y aura sans doute pas de décret abolissant le régime des intermittents. Sa disparition peut prendre une forme plus efficace bien connue dans la culture étatique française… administrative, cumulative, silencieuse. On durcit les seuils, on plafonne, on mensualise, on individualise les protections. Le régime demeure juridiquement, mais il cesse de produire de la continuité de droits pour les trajectoires les plus hachées — celles qui, paradoxalement, incarnent le mieux la discontinuité réelle.
Ce que l’on tue ainsi, ce n’est pas seulement un statut. C’est une idée. Celle qu’une société peut reconnaître et protéger des formes de travail qui ne se laissent pas enfermer dans la norme salariale classique et qu’elle peut, au lieu de moraliser les individus, corriger les architectures d’emploi qui fabriquent la précarité.
Une question de civilisation
La question n’est pas : peut-on encore se payer les intermittents ? La question est : que devient une société qui consomme toujours plus de culture tout en rendant invisibles ceux qui la produisent ? Le régime des intermittents n’est pas un vestige du passé. Il est peut-être l’un des rares outils conçus pour un monde où le travail est discontinu, la valeur diffuse, et le temps humain menacé d’obsolescence.
Pour rendre ce débat négociable, il faut tenir ensemble trois exigences que chacun peut entendre : l’équité (ne pas sanctuariser des abus), la responsabilité (ne pas déplacer le coût sur la collectivité quand l’emploi est en réalité permanent), et la soutenabilité culturelle (ne pas détruire les métiers en prétendant “normaliser” le réel). Cela conduit à une boussole simple : cibler la permittence — le permanent déguisé — et protéger l’intermittence réelle ; stabiliser les besoins structurels, y compris et surtout dans le service public ; et ouvrir enfin le chantier d’une protection plus portable pour l’ensemble des travailleurs discontinus.
Le détricoter au moment même où il devient pertinent, c’est refuser de penser notre avenir social. Et, pour reprendre Arendt, c’est accepter que le monde que nous fabriquons ne soit plus habitable pour ceux qui le font exister.
