À première vue, Rennes au cœur ! – Journal d’un citoyen engagé échappe au destin des brochures électorales. Charles Compagnon y superpose deux récits : l’itinéraire d’un adolescent espagnol devenu figure de la nuit rennaise, et la profession de foi d’un opposant qui se rêve en maire. L’écriture, dépouillée mais nerveuse, suit une chronologie lisible avant de basculer, à mi-parcours, dans un plaidoyer plus frontal.
« Si mes racines sont profondément rennaises, elles prennent leur source au-delà des Pyrénées. Mon histoire familiale est celle d’un exil, d’un déracinement, mais aussi d’une reconstruction patiente et obstinée. C’est l’histoire de tous ceux qui ont dû quitter leur pays, non par choix, mais par nécessité, pour reconstruire une vie ailleurs. Cet héritage, je le porte avec fierté. Il m’a appris qu’il n’y a pas de droit au renoncement, que l’effort et la ténacité sont les seules voies légitimes vers l’accomplissement de soi.
Ma mère, Teresa Montero, est née en Espagne, dans cette terre brûlée par le soleil. Elle n’avait que sept ans et demi lorsqu’elle est arrivée en France, en 1959, accompagnée de ma grand-mère et de ma tante. Celestino, mon grand-père, ouvrier agricole, faisait partie d’un groupe de travailleurs recrutés par un entrepreneur français en quête de bûcherons pour travailler dans la forêt de Bellême. Installé dans le petit village de La Pérrière au nord du Mans, il attendit un an pour que le reste de sa famille puisse le rejoindre.
Le déracinement fut brutal, mais marqua aussi le début d’une nouvelle vie où tout était à construire.
Imaginez la panique d’un enfant de sept ans : une langue étrangère, des visages inconnus, et ce vertige du déracinement qui l’étreint dans un monde où il ne comprend pas un mot de ce qui se dit autour de lui.
C’est ce que ma mère a vécu à son arrivée en France.
Pourtant, en dépit de ce choc culturel, elle s’intégra avec une rapidité étonnante, grâce à l’école de la République, à la bienveillance des voisins, et à une volonté farouche de s’intégrer dans le pays qui l’avait accueillie. Le propriétaire de leur logement, un homme généreux, lui ouvrit sa bibliothèque, prémices de sa vocation de professeur. Les actes les plus désintéressés peuvent paraître anodins, mais sont pourtant essentiels et peuvent changer à jamais le destin d’une vie. »
La ville racontée depuis le trottoir
Le fil rouge tient en une formule : « Je viens du trottoir et j’y retourne chaque semaine ». Du bar emblématique du Carré place des Lices aux nuits chahutées des Gilets jaunes, Charles Compagnon revendique l’œil du commerçant aux premières loges. La narration aligne anecdotes, visages et lieux familiers ; l’effet d’immersion est réel.
Reste, malgré des remarques pertinentes, la tentation d’une dramatisation continue : « ouragan de violence », métropole « au bord de l’étouffement », hausse de +25 % des violences… Les chiffres, souvent globaux, s’imbriquent dans le récit sans toujours distinguer centre-ville et périphérie, ni rappeler la dynamique nationale post-Covid. L’émotion domine ; l’analyse statistique s’efface.
« Quand j’ai repris Le Carré, c’était l’époque troublante de ces fameuses soirées “cartables”. Le nom, à lui seul, disait déjà l’inconscience collective : des centaines de jeunes, parfois encore enfants, livrés à eux-mêmes, enivrés de liberté et d’alcool bon marché, rassemblés sans repères ni cadre sur la place des Lices. Je me souviens, un après-midi à 15h, de deux adolescents qui m’abordèrent, cartable sur le dos et bière à la main, me demandant où se tenait “la soirée cartable”, persuadés que cette hécatombe de mineurs était un événement officiel orchestré par la municipalité.
Ce n’était pas une fête. C’était une mise en danger organisée, tolérée, reproduite chaque vendredi de veille de vacances scolaires, dans l’indifférence générale. Une dérive devenue ordinaire. Une transgression qui ne choquait plus.
Je pris alors rendez-vous avec l’élu chargé de la sécurité. Hubert Chardonnet m’ouvrit sa porte avec courtoisie. L’homme n’était pas fermé au dialogue. Mais dès les premiers échanges, je fus frappé, par l’abîme qui nous séparait. Là où je décrivais des enfants en péril, il invoquait un proverbe creux : « Il faut que jeunesse se fasse ». Il m’opposa aussi, avec une forme d’ironie glacée, que « l’assistance à jeunesse en danger » n’était pas un concept juridique reconnu par le Code pénal. Ce n’était pas de la mauvaise foi. C’était pire : une forme d’habituation idéologique, de rationalisation froide.
Ce jour-là, j’ai mis un mot sur ce que je pressentais depuis longtemps : l’inertie institutionnelle.
Elle ne naît ni de l’incompétence, ni du cynisme. Elle naît d’un décalage. De ce moment précis où la parole publique devient sourde au réel, trop occupée à défendre des schémas, des doctrines, des équilibres partisans. L’institution demande du temps, des rapports, des comités, des arbitrages… quand parfois, les habitants demandent seulement une décision simple, un appel au préfet, une présence humaine sur le terrain.
Mais à force d’obstination, de relances, de tribunes, quelque chose finit par bouger. Le contrôle de l’alcool fut renforcé, les patrouilles de police municipale revinrent sur la place, et les attroupements non encadrés perdirent peu à peu de leur impunité. Je n’ai jamais su exactement ce qui fit pencher la balance. Mais j’ai voulu croire que mes mots avaient compté.
Ce fut là, je crois, mon premier vrai acte d’engagement. Celui qui naît non pas d’une vocation politique abstraite, mais d’un refus d’abdiquer. Je compris ce que devait être, à mes yeux, le rôle d’un élu local. Être élu, ce n’est pas tout savoir. C’est avoir l’humilité de tendre l’oreille. C’est être attentif aux signaux faibles, capable d’écouter les voix dissonantes, les colères sans verbe, les douleurs sans tribune des commerçants, des riverains, des éducateurs, des jeunes eux-mêmes. C’est accepter de douter, de corriger, de faire taire ses réflexes idéologiques pour entendre l’évidence. C’est choisir le réel plutôt que le confort d’une posture. »
Trois axes, peu de chiffrage
Dans la seconde moitié, le souvenir cède la place au programme :
| Axe | Promesse | Zone d’ombre |
|---|---|---|
| Urbanisme : « Rayer sans écraser » | Freiner la densification, verdir les projets | Impact foncier et fiscal non détaillé |
| Sécurité : « L’ordre au service de la liberté » | Police municipale renforcée, vidéoprotection, fonds d’urgence d’1 M€ | Pérennité budgétaire et coordination État-commune |
| Solidarités & transition | Crèches, santé de proximité, circuits courts | Coût global absent du texte |
« Alors j’ai pris la route. J’ai contacté mes homologues à Bordeaux, à Toulouse, à Saint-Étienne. Ensemble, nous avons formé un collectif, humble mais déterminé. J’ai découvert avec effarement que ce que l’on me présentait à Rennes comme impossible, « non réglementaire », « trop ambitieux », était ailleurs une évidence. Là-bas, les maires prêtaient gratuitement l’espace public pour des initiatives commerçantes. Les subventions étaient données sans suspicion, sans paperasse humiliante. À Rennes, il fallait presque demander pardon d’oser demander. »
La vérité m’a alors frappé : ce qui différencie les villes, ce ne sont ni les budgets, ni les architectures. C’est la volonté politique d’accompagner ceux qui font, de faire confiance à ceux qui osent. Et chez nous, cette volonté manquait. Les mots étaient là, les sourires aussi — mais pas les actes. »
Des exemples exogènes – Toulouse, Angers, Le Havre – illustrent l’ambition, mais la transposition locale n’est guère chiffrée ; l’exercice flirte alors avec la carte postale.
Portrait en clair-obscur
Charles Compagnon apparaît comme un entrepreneur pragmatique et sympathique, doté d’une écoute de terrain et d’une culture du compromis. Sa force de conviction tient au parler-vrai des marchés plus qu’au langage des commissions. Mais l’ouvrage trahit aussi deux fragilités : une propension à la critique systématique et un déficit de cadrage financier. À l’épreuve des 1,1 milliard d’euros du budget rennais, le souffle du gars du pavé qui se pique de lettres demande encore à être renforcée par un programme chiffré, solide et, donc, crédible.
« En politique comme en entreprise, rien n’est plus désastreux que l’incohérence. C’est un fléau silencieux qui gangrène les organisations, qui désoriente les esprits et mine les volontés.
J’ai vu ses ravages dans l’univers de l’entreprise, lorsque les paroles et les actes se contredisent, lorsque la stratégie affichée à grand renfort de slogans s’évanouit dans la cacophonie des décisions contradictoires, lorsque les mots des managers sont trop éloignés des maux des collaborateurs.
Mais cette incohérence n’est pas l’apanage du monde économique : elle règne aussi, insidieuse, au cœur de la gestion municipale. Rennes en offre un tableau saisissant.
Que vaut une politique sportive et culturelle qui se pare d’ambition mais refuse, par dogmatisme, la construction d’un Zénith ou d’un nouveau stade Rennais, dédaigne le passage du Tour de France et s’enferme dans un entre-soi stérile, privant la ville d’un rayonnement qu’elle pourrait revendiquer légitimement ? Quelle crédibilité accorder à une volonté affichée de protéger le commerce local, quand on ne fait rien pour lui simplifier la vie et qu’on supprime des centaines de places de stationnement sans alternative viable pour la clientèle ? Comment comprendre la profession de foi écologique lorsqu’on observe cette manie destructrice d’ériger des barres de béton au mépris du patrimoine arboré, sacrifiant sans scrupules des arbres centenaires sur l’autel de la densification aveugle ?
Et que dire du débat public ? On exalte la diversité des opinions, on invoque l’ouverture et le respect, mais sitôt qu’une voix dissonante s’élève, elle est moquée, disqualifiée, reléguée au rang des insignifiants.
Lorsqu’elle s’insinue dans le pouvoir, l’incohérence ne produit pas seulement de la confusion : elle engendre la méfiance, elle altère le pacte entre gouvernants et gouvernés, elle désarme les enthousiasmes et nourrit le fatalisme. »
Verdict
Plus vivant qu’un tract, moins étayé qu’un programme, Rennes au cœur ! de Charles Compagnon relance le débat municipal en renouant avec le récit à la première personne. Les lecteurs refermeront ce livre avec la sensation d’une figure d’alternance plutôt plausible, mais encore inachevée : il manque la grille comptable qui transforme l’indignation en feuille de route.
Le pari de 2026 se résume peut-être à cela : l’auteur saura-t-il conjuguer verve pragmatique et rigueur budgétaire ? Sans cela, le porte-voix de l’opposition aura beau développer une stratégie d’occupation médiatique de l’espace centriste, le doute, ténu mais tenace, demeurera quant à la carrure politico-administrative de celui qui, jusqu’ici, a plutôt tenu le devant de la scène que réaliser de vastes projets.
Pour finir, je noterai une quasi-absence de versant culturel dans cette introduction programmatique. Mais, à la décharge de l’auteur, c’est un oubli devenu systématique chez presque tous les politiques qui s’inscrivent pragmatiquement dans ces temps troublés où l’humanisme est en déroute, la transmission intellectuelle en chute libre et l’esprit critique de plus en plus artificialisé.
Titre : Rennes à tout coeur
Préface : Françoise Gatel, ancienne maire de Châteaugiron et sénatrice d’Ille-et-Vilaine
Postface: Marie-Pierre Vedrenne, députée européenne, conseillère régionale de Bretagne
Parution : Juin 2025
Éditeur : Autoédition
Nombre de pages : 180
Prix public : 10€
ISBN ebook : 979-10-977772-0-3
ISBN broché : 979-10-977772-1-0
Lien vers l’ebook : https://linktr.ee/CharlesCompagnon
