UNE FIRME AU-DESSUS DE TOUT SOUPÇON, MORTS SUR ORDONNANCE

Depuis la plus haute Antiquité, et sans doute depuis que l’homme animal omnivore consomme des végétaux, les vertus de l’extrait du pavot (Papaver somniferum) sont connus pour traiter la douleur et diverses affections : plusieurs papyrus égyptiens en attestent au même titre que l’usage du cannabis sativa. Friedrich Wilhelm Sertürner, chimiste d’Outre-Rhin, publie en 1804 les premiers travaux portant sur la morphine principe actif isolé peu de temps auparavant par des élèves de Lavoisier.

PAVOT OPIUM

Au 19e siècle, les opiacés étaient en vogue pour des diverses affections comme la douleur, l’insomnie, la diarrhée ou la toux. Thomas de Quincey, écrivain britannique, racontera son addiction dans ses Confessions d’un mangeur d’opium anglais que traduira Alfred de Musset. Commentateur du texte, Baudelaire racontera de son côté son expérience physique et mentale de la prise d’opium dans son texte Les Paradis artificiels. Le début du 20e siècle a vu des progrès dans la synthèse de produits agissant sur la douleur telle la célèbre aspirine, dépourvue des effets addictifs de l’opium.

OXYCONTIN OXyCODONE
Allenbury’s Londres, années 20

La dépendance aux opiacés devint une préoccupation sociétale dans les années 1920 avec les débuts d’une répression judiciaire : la diamorphine ou héroïne qui avait laissé espérer un moyen de sevrer les opiomanes se révélera le pire remède, car elle provoque une dépendance extrêmement forte; par la suite la prescription d’opiacés fut longtemps considérée sous un angle suspicieux par les autorités sanitaires. Après la Seconde Guerre mondiale, les progrès de la neurophysiologie de la douleur avec le concept de gate control puis en particulier la découverte des enképhalines et des récepteurs spécifiques de ces molécules endogènes (cad produit par l’organisme lui-même) ont attiré à nouveau l’attention sur l’intérêt thérapeutique potentiel des opiacés.

Panzerschokolade
« Panzerschokolade », « Fliegerschokolade », « Stuka-Tabletten » ou encore « pilules de Göring », le chocolat noir énergisant “Scho-Ka-Kola”

Dans les années 1980, les cliniciens ont commencé à s’interroger sur leur gestion de la douleur en particulier en cancérologie, mais aussi pour la prise en charge de la douleur postopératoire. Très clairement la méconnaissance des mécanismes de la douleur avait retardé une prise en charge efficace chez de nombreux patients en souffrance, en particulier les enfants, injustement considérés comme peu sensibles à la douleur… En 1995, l’American Pain Society initia une campagne sur le thème « la Douleur est le 5e signe vital » exhortant les professionnels de la santé à prendre la douleur autant au sérieux que les autres signes vitaux. La Veteran Health Association, le plus grand système mutuel de santé des États-Unis, a promu cette campagne en 1999. Et la Joint Commission, qui accrédite les hôpitaux aux États-Unis, a promulgua des normes de gestion de la douleur mettant l’accent sur la nécessaire évaluation quantitative de la douleur : les médecins devaient prescrire plus d’opiacés.

OXYCONTIN OXICODONE

Purdue Pharma, firme pharmaceutique propriété de la famille Sackler, commercialisa en 1995 l’Oxycontin® qui est de l’oxycodone à libération prolongée. Cette firme finança plus de 20 000 programmes éducatifs liés à la douleur entre 1996 et 2002 et assura un soutien financier à des organisations influentes, notamment l’American Pain Society et la Joint Commission. Le laboratoire fit de « l’épidémie de douleur chronique non traitée » son cheval de bataille (ou de Troie ?) dans le corps médical, en faisant de la publicité dans des revues médicales, en parrainant des sites Web sur la douleur et en recrutant des spécialistes pour faire la promotion de ses produits. La firme diligenta des représentants pharmaceutiques à travers les États-Unis pour fournir des échantillons et distribuer des produits de marketing de marque.

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Manifestation, le 12 septembre 2019, devant le siège de Purdue Pharma, à Stamford (Connecticut). Erik McGregor/Sipa USA/SIPA/Erik McGregor/Sipa USA/SIPA

De 1997 à 2002, le nombre annuel de prescriptions d’Oxycontin pour traiter les douleurs liées au cancer augmenta de 250 000 à plus d’un million et les ordonnances pour des douleurs non cancéreuses sont passées de 670 000 à 6,2 millions. Purdue a fait la promotion de l’Oxycontin comme étant moins addictif et ayant moins de risque d’abus que les autres médicaments opiacés en raison de son mécanisme de libération contrôlée. La stratégie du laboratoire consista à promouvoir une littérature qui minimisait le risque de dépendance aux opiacés et surtout il a sciemment suggéré via son réseau de visiteurs médicaux, l’usage d’un produit destiné aux cancéreux vers la douleur postopératoire et la douleur chronique non cancéreuse.

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Illustration issue du site : https://bestdrugrehabilitation.com/blog/infographics/infographic-on-oxycontin-the-killer-addiction/

Un article de 1980 de Porter et Jick a été référencé plus de 600 fois dans d’autres articles médicaux ce qui traduit une forte pénétration et même adhésion de l’« élite académique » à son propos : chez 12 000 patients hospitalisés qui avait reçu de l’Oxycontin, il n’y avait que quatre cas documentés de dépendance. Les auteurs de l’étude avaient simplement utilisé la documentation des prestataires de soins de santé pour définir la dépendance au lieu d’appliquer des critères de diagnostic, sous-estimant ainsi la réalité de cette dépendance. Les sujets étaient des patients hospitalisés qui n’avaient reçu qu’une dose unique d’Oxycontin administré par du personnel hospitalier. Inversement, la plupart des patients prenant de l’Oxycontin à domicile le font sur de longues périodes. Malgré le manque de validité de ces études, Purdue a évalué le risque de dépendance à moins de 1%. La notice originale d’Oxycontin indiquait que la dépendance iatrogène aux opiacés utilisés dans la gestion de la douleur est très rare. L’examen de 117 notes internes au Laboratoire, provenant des visites des délégués médicaux de 1997 à 1999, suggère qu’ils étaient au courant d’abus depuis 1997 (4,5).

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Illustration issue du site : https://bestdrugrehabilitation.com/blog/infographics/infographic-on-oxycontin-the-killer-addiction/

Au début de l’an 2000, les médias ont fait état de mésusage de l’OxyContin malgré cela 2004, OxyContin était l’opiacé le plus prescrit sur ordonnance aux États-Unis. Les utilisateurs du produit avaient détourné le mécanisme de libération contrôlé en écrasant les comprimés et en les inhalant par voie nasale ou en les dissolvant puis en se les injectant. La DEA (Drug Enforcement Agency) a colligé 146 décès aux États-Unis impliquant l’OxyContin entre 2000 et 2013. Au Canada, l’introduction d’oxycodone à longue durée d’action a multiplié d’un facteur cinq la mortalité liée à l’oxycodone entre 1994 et 2004. En 2010, Purdue Pharma a changé la forme galénique de l’Oxycontin pour éviter les mésusages. Les abus ont diminué de 48% et les décès par overdose de 65% au cours des trois années suivantes. Une enquête auprès de 10 000 patients souffrant d’addiction aux opiacés a révélé que la consommation d’héroïne augmentait après la reformulation qui a peut-être accéléré le passage des drogues plus dures telles l’héroïne, le crack ou le fentanyl… Le rôle de Purdue Pharma dans cette épidémie a commencé à sourdre dans la sphère judiciaire et en 2007, la firme a dû payer 600 millions de dollars en amendes et les dirigeants, 34,5 millions de dollars. En 2019, 48 sur 50 des États américains ont poursuivi Purdue Pharma. Plus de 2600 actions en justice contre la société et leur propriétaire, la famille Sackler, ont été regroupées dans une affaire civile géante devant un tribunal fédéral. Un accord de principe a été conclu. La famille Sackler paierait 3 milliards de dollars sur 7 ans. La firme est depuis en faillite. L’histoire d’Oxycontin illustre la face sombre de la culture médicale et à quel point les professionnels de la santé sont facilement influencés par l’industrie. Elle démontre l’importance de l’évaluation critique lorsque de nouveaux médicaments ou technologies sont introduits.

Références :

Van Zee A. The promotion and marketing of OxyContin : commercial triumph, public health tragedy. Am J Public Health 2009; 99 : 221-227. Meier B. Origins of an epidemic: Purdue Pharma knew its opioids were widely abused. New York Times. 2018 May 29. Available at : https://www nytimes.com/2018/05/29/health/purdue-opioids-oxycontin.html Hoffman J. Purdue Pharma tentatively settles thousands of opioid cases. New York Times. 2019 Sept 11. Available at : https://www.nytimes com/2019/09/11/health/purdue-pharma-opioids-settlement.html

Illustrations issues du site : https://bestdrugrehabilitation.com/blog/infographics/infographic-on-oxycontin-the-killer-addiction/

L’oxycontin est toujours commercialisé en France (sur ordonnance).

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Marc Gentili
Marc Gentili vit à Rennes où il exerce sa mission de médecin anesthésiste. Il est passionné par les sciences humaines et le cinéma.

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