Gallimard fête en 2015 les 70 ans de la prestigieuse Série Noire. Comme le fait remarquer Aurélien Masson (son quatrième directeur de collection ou éditeur comme il se définit lui-même) : « oui, les 70 ans, mais je ne veux pas en faire un mausolée ». De fait, il a réellement fait souffler un vent du changement – n’en déplaise aux collectionneurs qui gardent leurs précieux exemplaires dans des rayonnages bien calibrés du numéro 1 au dernier de la liste. Présentation rapide du passé, du présent et de l’avenir d’une série dont le nom fut trouvé par Jacques Prévert et la couverture dessinée par Picasso.
De Peter Cheyney qui ouvrit le bal en 1945 à Patrick Pécherot (Une plaie ouverte paru le 10 septembre 2015), le virage opéré par Aurélien Masson il y a dix ans est aussi notable que les soixante-dix bougies que Gallimard souffle cette année. De l’arrêt de la numérotation au passage au grand format, la Série Noire jette ses vieux habits et renaît avec une ligne tournée vers l’avenir, notamment grâce à de nouvelles voix françaises qui émergent, radicales, politisés ou non – de Caryl Férey à Elsa Marpeau en passant par Jérôme Leroy et DOA ou encore l’enfant terrible Antoine Chainas. Tous ont leur style, leur approche du genre roman noir plus que ce mot générique de polar qui désigne tout et rien à la fois selon Aurélien Masson.
Ainsi, pour Dominique Manotti, le roman noir s’avère sans véritable enquête ; sans le classique « who done it » (qui a fait ça, qui est le criminel) typique des romans d’Agatha Christie ou de Conan Doyle. Il s’agit d’attaquer le cœur du problème sociétal et ses travers : de la corruption politique aux dérives des puissantes compagnies pétrolières ; le business reste le business, que l’on soit policier, politicien ou gangster. Bref, la ligne de moral est bien mince et le roman noir accepte les compromis même douteux ; et c’est bien ça qui lui donne toute sa force.
À noter également la passion d’Aurélien Masson non pour un genre, mais pour ses auteurs (« son gang » comme il l’aime à dire). Il défend sa collection sans oublier d’où elle vient, notamment en faisant rééditer Jean-Bernard Pouy, pilier du roman noir français (qui fête d’ailleurs ses 70 ans en même temps que la collection). Aurélien Masson accompagne ses auteurs comme un catalyseur d’idée – il fait sortir ce qui est coincé, caché. Passionné quand il parle de Dominique Manotti et de leurs séances de corrections, lectures dans un grand bureau des éditions Gallimard, heureux quand il voit son auteur trouver les meilleures voies pour avancer son roman, épuisant quand l’écurie française de la Série Noire augmente chaque année : « J’ai toujours une pensée pour eux, tous les jours je m’inquiète de leur bien-être… » C’est cet investissement dans l’humain et les mots qui apporte aussi cette originalité et cette diversité de ton qui manque parfois dans certaines collections du genre. Alors oui, la Série noire fête un étonnant anniversaire : la vieille dame a rajeuni depuis dix et offre parmi les plus belles parutions d’une collection encore en devenir.