Dans le cadre des Mardis de l’égalité, la maîtresse de conférence Fanny Bugnon et le conservateur général du patrimoine Pierre Fournié viendront parler de l’ouvrage Le Sexe interdit, La sexualité des Français et sa répression, publié aux éditions L’Iconoclaste. Mardi 30 janvier 2024, les archives judiciaires du passé permettront une nouvelle compréhension du présent. Rencontre avec Pierre Fournié.
Fanny Bugnon et Pierre Fournié ont livré, en 2022 aux éditions L’Iconoclaste, Le Sexe interdit, La sexualité des Français et sa répression. Dans un entrelacs de discours historiques synthétiques et de fac-similés retranscrits en français, l’ouvrage dense, mais réellement accessible, propose de découvrir comment la sexualité était vécue en France du XIIIe à la première moitié du XXe siècle. Entre avancées et reculs, le document d’archives en majesté, l’ouvrage entre de manière surprenante, voire préoccupante, en résonance avec les problématiques actuelles. Dans le cadre des Mardis de l’égalité, et en résonance avec le fil rouge du second semestre – le désir –, le service culturel de l’université Rennes 2 accueille la spécialiste de l’histoire des femmes, maîtresse de conférence notamment dans le master Études sur le genre à Rennes 2, et l’archiviste, responsable du département de l’action éducative et culturelle aux Archives nationales.
Unidivers – Pouvez-vous me parler de votre collaboration avec Fanny Bugnon ? Comment l’idée de travailler sur le thème de la sexualité est-elle venue ?
Pierre Fournié – Nous avons commencé à travailler sur le sujet en 2017 – 2018. Fanny Bugnon et moi étions co-commissaires de l’exposition Présumées Coupables, organisée aux Archives nationales en 2016. Elle a travaillé, en autres, sur les pétroleuses, ces femmes accusées d’avoir incendié Paris en 1871 [pendant les incendies de Paris lors de l’écrasement de la Commune de Paris par les Versaillais, Ndlr.]. En travaillant sur les archétypes des femmes criminelles du Moyen Âge à nos jours, je me suis rendu compte que les archives possédaient énormément de pièces qui concernaient la sexualité. C’était une porte d’entrée quelque peu terrifiante, car je faisais des recherches sur les sorcières, les féminicides et les empoisonneuses mais, dans bien des cas, il était question de sexualité dans ces documents de procédures. Cependant, de temps en temps, les différents voiles de la pudeur et le jargon juridique se déchiraient pour révéler des tranches de réel.
J’ai parlé à Fanny Bugnon de l’idée d’écrire un livre, non pas sur le crime sexuel, mais grand public qui couvrirait une vaste période, du XIIIe siècle aux années 50. Au-delà, l’accès aux archives est réduit pour protéger la vie privée de nos contemporains. Nous avions déjà collaboré avec la maison d’édition L’Iconoclaste, dans le cadre du catalogue de Présumées coupables, dont la fondatrice Sophie de Sivry est décédée en juin dernier.
Unidivers – En partant d’un corpus de plusieurs centaines de pièces d’archives, de quelle manière en avez-vous sélectionné 70 qui reflètent de manière objective et équilibrée la sexualité des Français aux époques traitées ?
Pierre Fournié – L’intérêt n’était pas de connaître l’issue des procédures, mais d’avoir des documents qui, au-delà de l’aspect judiciaire et de la version proprement interdite de la sexualité, montrent des hommes et des femmes s’exprimer. Nous ne voulions pas simplement montrer l’exercice de la justice et l’enregistrement des propos par l’autorité judiciaire, on devait sentir un vécu dans ces pièces.
Je me suis occupé du Moyen Âge, de la Renaissance et de l’Âge classique et Fanny Bugnon du XIXe siècle et du début du XXe siècle. Nous cherchions un équilibre entre les différents comportements liés à la sexualité, avec des chapitres hors normes comme celui de la sorcière qui révèle une sexualité complètement fantasmée. Les pièces qui résonnaient, parfois de manière très surprenante, avec nos préoccupations immédiates comme le viol et le consentement, aujourd’hui au cœur de nombre de procès de nos jours, ont aussi été privilégiées. Tout comme celles qui touchent à la question liée au genre. Il fallait que le contenu parle au lecteur.
« On a privilégié les gens du commun en équilibrant entre les milieux populaires, la bourgeoisie et l’aristocratie. »
Unidivers – Dans les premières pages, on peut justement lire : « Ces documents d’archives illustrent des époques a priori très éloignées de la nôtre ». La sexualité de la population française est en dents de scie, faite d’avancées et de régressions autour de mêmes sujets, selon les pouvoirs en place. Aujourd’hui encore, on constate une recrudescence de l’homophobie, de forts débats autour du viol et du consentement (avec le refus récent de la France quant à la redéfinition commune du viol dans la loi européenne) et une crainte des femmes pour des droits acquis comme celui de l’avortement qui se généralise.
Pierre Fournié – De manière générale, il est question des enjeux de pouvoir sur le corps des femmes. La progression n’est en effet pas linéaire. Si on part du XIIIe siècle, à partir du moment où les archives sont suffisantes pour traiter le sujet, et qu’on s’en tient aux textes normatifs et à la littérature, se dessine une sinusoïde avec un Moyen Âge plutôt libre, un Âge classique opprimant, un XVIIe siècle où il est beaucoup question d’amour et, à nouveau, une période répressive au XIXe et début XXe. Les femmes, qui étaient plus libres de leur mouvement au Moyen Âge et à la Renaissance, vont se retrouver avec des injonctions comme celles de rester à la maison et de ne pas travailler. Dès le XVIIIe siècle, ces dernières finissent pas se fissurer, mais après la Révolution et l’Empire, une nouvelle période plus dure et sévère démarre pour elles avec l’affirmation de ce que l’on appelle le double standard masculin : l’homme est plus libre de ses mouvements, il est autorisé à avoir une vie sexuelle hors du cadre marital, contrairement à la femme. Au XXe siècle, dès l’entre-deux-guerres, il y a une libération progressive des mœurs qui va se poursuivre dans les années 50/60. Fanny [Bugnon] a rédigé un épilogue qui évoque la libération des années 60/70 avec la lutte pour l’émancipation féminine, le droit à l’avortement, etc.
« Les enjeux sur le corps et le ventre des femmes sont loin d’être nouveaux et résonnent d’autant plus aujourd’hui, c’est la question de la sexualité à but procréatif. »
La France est un cas un peu à part dans le monde avec le phénomène de la transition démographique dès le XVIIIe, ce qui suppose des pratiques contraceptives intolérables aux yeux de l’Église, voire de l’État. Nous sommes le premier pays d’Europe à faire peu d’enfants, ce qui n’empêche que la démographie est une des plus importantes d’Europe, car on en fait peu, mais on s’en occupe bien. Fanny a notamment trouvé le serment d’un prêtre au lendemain du désastre de Sedan de 1870. Il y sermonne les fidèles, notamment les femmes, à ce sujet. Il les accuse d’avoir oublié de faire des enfants, contrairement aux Prussiens qui ont donné des garçons, donc de futurs soldats.
Unidivers – Le Sexe interdit montre justement le souci démographique permanent des politiques. La polémique actuelle autour du vocabulaire employé par le Président Emmanuel Macron pour parler de la natalité (« réarmement démographique ») va dans ce sens. Tout comme la volonté de généraliser les examens gynécologiques et les spermogrammes chez les adultes de 25 ans. Malgré le sentiment de libération et de liberté individuelle à disposer de notre corps, les problématiques demeurent ostensiblement les mêmes…
Pierre Fournié – Lors de procédures liées à la sexualité ou à ses conséquences, on voit effectivement toutes ces injonctions. Qu’il s’agisse d’avortement ou de viol, la question de la procréation est centrale. Toute sexualité qui n’a pas de but procréatif est forcément suspecte. C’est au cœur des archives les plus extraordinaires, les procès pour impuissance du XVIIe siècle qui permettaient l’annulation du mariage. Les réponses des femmes notamment, mais aussi des hommes, montrent que si ce qu’il se passe dans le lit conjugal ne donne pas de résultat, c’est tout autant suspect. L’Église se saisit de ces affaires, car un mariage non consommé est le seul que l’on puisse annuler, mais les pouvoirs médical et judiciaire vont rapidement s’emparer de ces questions-là pour qu’elle soient traitées de manière plus sérieuse.
La résonance avec nos préoccupations immédiates est indéniable, mais nous avons préféré ne pas créer de lien avec l’actualité dans les titres. Pour autant, la partie sur les prêtres scandaleux du XVIIe siècle, jugés par l’Église pour une activité sexuelle alors qu’elle leur était interdite, aurait pu s’appeler « Un Mee-Too au XVIIIe siècle ». Car c’est tout à faire ça : brutalement, une dizaine de jeunes femmes vont dénoncer un prêtre aux yeux de tout le monde. L’attention du lecteur est portée sur telle ou telle pièce de manière à faire un écho implicite entre hier et aujourd’hui. Les affaires étaient traité différemment, les répercussions sur l’entourage et l’opinion n’étaient pas les mêmes, mais il est vrai que des permanences sont assez surprenantes.
« L’affaire du Marquis de Sade, c’est une sorte d’affaire Depardieu puissance mille, sauf qu’elle finit mal pour le Marquis de Sade. »
Unidivers – Contrairement aux préjugés, le Moyen Âge est quant à lui décrit comme « une société bien plus tolérante qu’elle ne le sera au cours des siècles suivants ». Selon vous, d’où provient cet imaginaire autour de cette époque ?
Pierre Fournié – On l’appelle le Moyen Âge par convention, mais c’est une invention des siècles suivants. Dès le siècle des Lumières, cette période a reçu des attributs qui lui collent encore à la peau : époque violente où les gens sont sales et les femmes traitées comme des esclaves, ce qui est complètement faux. Contrairement à l’idée qu’on s’en fait, la sexualité au Moyen Âge est beaucoup moins corsetée : les femmes sont moins surveillées qu’elles ne le seront par la suite. Une rupture assez nette se produit avec les guerres de Religion, le protestantisme et la Contre Réforme catholique. Emmanuel Leroy Ladurine avait déjà écrit sur le sujet dans Montaillou, village occitan de 1294 à 1324 (1975).
Le mariage était un des fondements de la société, mais les archives révèlent que la femme adultère était jugée moins sévèrement par la justice et l’opinion publique qu’elle ne va l’être dans les siècles qui suivent. Bien sûr, des bordels existaient partout pour permettre aux jeunes hommes une sexualité d’attente, qui sera d’ailleurs moins traumatisante que les siècles suivants, mais les personnes sont plus propres que celles du XVIIe, car hommes et femmes se rendaient aux étuves pour se laver.
Il existait aussi une série de rituels qui permettaient aux jeunes gens de se fréquenter, de se voir et, surtout, de se toucher. Des témoignages de ces rencontres montrent des personnes empêcher le couple d’aller trop loin, pour que les filles ne tombent pas enceintes, car ce serait catastrophique. Tout va brutalement s’arrêter au XVIIe siècle. Le Roi de France, à la demande de l’Église et des pouvoirs municipaux, interdit les bordels. La prostitution devient clandestine et les prostituées, qui avaient un statut social au Moyen Âge, n’en ont plus. Les étuves sont interdites, les gens se lavent moins et ont donc une sexualité beaucoup plus inquiète.
Autre cas de figure célèbre, la sorcière. Il y avait également des hommes, mais ça reste un cas emblématique qui montre que le Moyen Âge était plus tolérant avec les femmes que les XVI et XVIIes siècles. Contrairement à ce que l’on a souvent écrit, la sorcière est très peu poursuivie au Moyen Âge. Elle est crainte, mais la population a besoin d’elle. La médecine étant ce qu’elle est, on fait appel à elle pour soigner, consoler, avorter, rendre puissant quand on est impuissant, etc. À partir du XVIe siècle, le pouvoir médical prend le relais et la sorcière fait l’objet d’une traque impitoyable à travers l’Europe…
Unidivers – Je vous remercie Pierre Fournié.
Conférence Le sexe interdit : la sexualité des Français et sa répression de Fanny Bugnon et Pierre Fournié, éditions l’Iconoclaste. Mardis de l’égalité, le 30 janvier 2024.
Le Tambour (Bâtiment O), campus de Villejean, Rennes, 35000.
À 18h. Durée : 1h30.
Gratuit, sur réservation
Entretien Fanny Bugnon dans les Nouvelles de Rennes 2
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