Aristides de Béatrice Hammer, Un juste au Portugal

Aristides, pièce de théâtre de Béatrice Hammer initialement parue en 2010, vient de reparaître aux éditions d’Avallon début 2023. Cette œuvre est consacrée à Aristides De Sousa Mendes, diplomate portugais du XXe siècle.

Béatrice Hammer, dont nous suivons avec intérêt les romans et récits (pas moins de 15 titres déjà) vient de publier une étonnante œuvre dramatique, Aristides, qui se fonde sur le personnage historique d’Aristides de Sousa Mendes, qui fut consul du Portugal à Bordeaux au temps de la 2e Guerre mondiale et de la peste brune, et qui s’illustra à son poste par une action héroïque qui l’a inscrit définitivement dans l’Histoire. En effet, il sauva, de sa propre initiative, pas moins de trente mille réfugiés, dont dix mille juifs, ce pourquoi il fut déclaré « Juste parmi les nations » et son nom, inscrit à Yad Vashem, à Jérusalem, fut également donné à une rue de Bordeaux et de Bayonne.

Aristides Béatrice Hammer
Aristides de Sousa Mendes

Il faut savoir que le Portugal, petit pays de quelque six millions d’habitants aurait dans les années 40 sauvé plusieurs centaines de milliers de réfugiés, un million, peut-être, et le régime de Salazar, déclaré neutre pendant la guerre, semble avoir finalement fermé les yeux sur les agissements non-protocolaires de ce consul et de quelque autre au nom d’un humanisme chrétien que ce Sousa Mendes avait chevillé au corps. On se rappellera l’étude essentielle du regretté Jacques Georgel, dont les conférences firent les beaux jours de Rennes, Le salazarisme (éditions Cujas, 1982) avec une préface de Mario Soares. Ce dernier, avant de devenir l’homme d’État portugais, alors en exil, enseigna deux ans à l’université Rennes 2, de 1970 à 1972, au département de portugais.

Cette œuvre de Béatrice Hammer, qui a puisé aux sources biographiques bien connues, est redevable aussi des précieux témoignages de la propre fille du consul, Marie-Rose Faure, ainsi que d’Antonio de Sousa Mendes, le petit-fils d’Aristides. L’œuvre se présente, astucieusement, comme une mise en abîme, avec trois personnages : une écrivaine en mal d’inspiration, un acteur sans contrat, et le consul du Portugal, dont la présence est fantasmatique. Le rideau se lève sur la lecture d’un article de journal déclarant :

« On estime aujourd’hui qu’il a sauvé trente mille personnes dont dix mille Juifs ».

Ce début ex-abrupto soulève tout à la fois l’admiration de l’acteur au chômage, Arnaud, et l’indifférence douteuse de la romancière en mal d’inspiration, Blanche. La Résistance, on nous remet ça, semble-t-elle dire, reflétant l’avis quelque peu partagé d’une opinion publique un peu lasse de cet héroïsme du passé. Sauf que ce Résistant n’est pas français, mais portugais, de surcroît « Consul général de Salazar », d’où la réflexion ironique de Blanche : « un grand démocrate, comme chacun sait ». Ce qui amène cette réplique accrocheuse du garçon : « Aristide n’a pas résisté. Il a désobéi ».

Aristides Béatrice Hammer
Aristides de Sousa Mendes en compagnie du rabbin Kruger

Dès lors, la pièce va dérouler l’histoire d’un homme rebelle, qui enfreint la loi de son pays fasciste qui partageait avec l’Axe le rejet des Juifs en tant que tels. À ce stade, on ne pourra que penser au grand philosophe allemand Walter Benjamin, persécuté par l’Allemagne nazie, essayant de pénétrer en Espagne afin de gagner le Nouveau Monde et son salut et qui, devant la police des frontières qui lui refuse l’entrée du territoire salvateur, choisit de se suicider, et sa tombe est toujours à Port-Bou. C’est cela qu’Aristides va refuser au nom de sa religion, car il est chrétien dans l’âme.

Bien sûr, on pensera qu’il a, tout de même, un drôle de nom. Faut-il rappeler le rejet en France, dans le parti des Ultras, de la figure de Pierre Mendes-France, que les échotiers du Journal d’Alger, en son temps, ne désignaient jamais que comme « le Juif Mendes » en retirant « France » de son patronyme ? Et certes, PMF descendait d’une vieille famille juive portugaise ayant fui l’Inquisition et réfugiée à Bayonne et Bordeaux, qui furent deux villes majeures ayant accueilli au XVIe siècle de nombreux Juifs portugais et espagnols. On peut retrouver leur trace au « Musée du judaïsme bayonnais Suzanne et Marcel Suarès », et aussi dans le quartier de l’ancien « Mont Judaïque » de Bordeaux et cette rue Mériadeck où fut inaugurée, justement, une stèle à la mémoire du consul Aristides, dont l’action nous paraît d’autant plus admirable que c’est précisément à Bordeaux que s’illustra lamentablement Maurice Papon, sous-Préfet en charge des réquisitions allemandes et du bureau des questions juives, avec à son actif la déportation de 1600 Juifs bordelais.

Aristides Béatrice Hammer
Buste d’Aristide de Sousa Mendes rue Mériadeck à Bordeaux, inauguré en 1994 par le président du Portugal Mario Soares

Alors oui, ce nom, interroge Béatrice Hammer, ou plutôt interroge son personnage qui sait bien de quoi il retourne : « Il doit y avoir des Juifs convertis parmi mes ancêtres, comme chez à peu près tous les Portugais, je suppose. En 1497, tous les Juifs du Portugal ont dû se convertir au christianisme ou s’en aller. »

Et ce faisant, il soulève le soupçon, dont en France un Roger Peyrefitte, dans son livre-pamphlet Les juifs (Flammarion, 1963) avait fait son fonds de commerce, en plaçant en tout premier lieu nul autre que le général de Gaulle, dès la première ligne, au rang de la « race maudite », vu que son arrière-arrière-grand-père se nommait Kolb, selon lui une raison suffisante. Et bien entendu, il ralliait aussi Salazar (et Franco, et Fidel Castro…) à ce tableau de (des)honneur. Mais le consul, dans la pièce, n’élude pas le soupçon, tout en le contredisant :

« Plus tard, Salazar a raconté que j’étais l’un de ces Juifs cachés, que c’était pour cela que je les avais sauvés. Mais c’est un  mensonge. Je suis chrétien. C’est en tant que chrétien que j’ai agi. Je les ai tous sauvés, les Juifs, les non Juifs, les riches, les pauvres, les inconnus et les puissants. C’était mon devoir de chrétien. »

Dans le dramatisme de cette confrontation, entre ce jeune couple – deux colocataires vivant sous le même toit, mais ayant chacun sa propre vie sentimentale, avant la convergence finale – et le consul, la jeune Blanche évoquera, en regard de cette héroïque Résistance, la « trahison » de son grand-père et la tragédie de ces Alsaciens enrôlés de force dans la Wehrmacht ou dans les Waffen SS en 1940. Une trahison qui n’en est pas une, car ces pauvres gars étaient victimes de l’Occupation, et c’est bien ce que déclare le consul en l’embrassant, dans une grande scène émouvante, où il la soulage et la lave de toute culpabilité : « Mais vous n’y êtes pour rien. Et lui non plus, au fond ».

La pièce, avec un astucieux jeu de masques qui amène les acteurs à jouer successivement le rôle du consul et de son entourage, nous situe au cœur de la douloureuse et tragique histoire qui endeuilla définitivement le XXsiècle, et qui, malheureusement, dans notre monde d’aujourd’hui qui compte les réfugiés par millions et qui voit, ici et là, resurgir le racisme et l’exclusion, revêt une singulière actualité. Finalement Blanche, la petite-fille d’un de ceux qu’on a appelés les « Malgré-nous », assurant la défense et illustration de l’action de ce consul qui brava les lois de son pays, fut jugé et condamné, puis réhabilité par le président Mario Soares en 1995, tire une conclusion qui reste valable en toute circonstance, hier comme aujourd’hui : « Ça fait du bien que des gens comme ça aient existé. » En ajoutant avant la chute du rideau :

« Il a fait tout ça simplement parce qu’il ne pouvait pas faire autrement. Parce que c’était un homme et qu’il ne l’avait pas oublié. »

Pièce pédagogique, dira-t-on, nous préférons parler de message ou de leçon de grandeur et d’humanité, toutes notions défaillantes au regard de l’actualité. Béatrice Hammer, dont nous avons exalté ici-même le talent (cf. À la lisière des vagues et La petite chèvre de Béatrice Hammer face au champ littéraire) trouve dans cette nouvelle écriture dramatique un étonnant élargissement de son champ d’action littéraire. Son texte se lit d’un trait, avec agrément et saveur. Il n’est plus que de souhaiter qu’après avoir franchi la rampe dans la mise en scène et l’interprétation d’Armand Eloi, qui s’illustra naguère dans ses mises en scène du théâtre de Mario Vargas Llosa et qui fut prix Charles Dullin des jeunes compagnies, cette pièce sur Aristides de Sousa Mendes éveille l’appétit de quelque autre troupe théâtrale et fasse, ainsi, le tour de France et de Navarre.

Béatrice Hammer, Aristides, éditions d’Avallon, 2023, 120 p., 16€.

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Albert Bensoussan
Albert Bensoussan est écrivain, traducteur et docteur ès lettres. Il a réalisé sa carrière universitaire à Rennes 2.

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