La dernière reine, publiée aux éditions Casterman, est une magnifique histoire d’amour entre une gueule cassée et une sculptrice animalière avec laquelle Jean-Marc Rochette atteint les sommets. De peintre et d’écrivain.
C’est une couverture qui parle aux lecteurs habituels de Rochette : la silhouette d’un animal, une crête, un sommet en arrière plan et ce ciel bleu uniformément bleu, le « Bleu Rochette » comme le « Bleu Klein », celui de Ailefroide ou le Loup (voir chronique). Un air de déjà vu et pourtant.
Avec La dernière reine, le dessinateur grenoblois élargit son domaine. La montagne bien entendu est présente, fil conducteur obligatoire mais Rochette fait comme s’il osait une première par une face encore non gravie, celle d’un amour entre une femme et un homme. Pour réussir cette ascension il fallait rencontrer une femme, l’histoire d’une femme. Dans la réalité elle s’appelait Jane Poupelet (1874-1932). Dans la BD elle s’appelle Jeanne Sauvage. Elle est sculptrice animalière à Paris. Lui s’appelle Edouard Roux, il est une gueule cassée de 14-18. Elle répare avec des masques les visages des hommes défigurés. Il est un sauvageon du Vercors élevé par sa mère. Il monte à Paris avec son sac sur la tête. Sous ses doigts à elle, le sac devient voile et un visage est retrouvé. « Vos mains, elles m’ont redonné la vie », lui déclare Edouard.
Jeanne va faire découvrir à Edouard le monde de l’art, le sculpteur Pompon et surtout le peintre Soutine, comme un clin d’oeil à l’artiste qui donna le goût de la peinture à Rochette avec son « Boeuf écorché » et « qui peint des harengs comme des brassées de fleurs ».
Edouard va emmener Jeanne dans le Vercors cette région où en 1898 fut tué le dernier ours, la dernière reine, la région d’une forêt primaire, le lieu d’un retour possible à la vie primitive.
Au delà de cette magnifique histoire d’amour, de cette rencontre de deux pays, le Paris de Montmartre et le Vercors des animaux sauvages et des forêts, Rochette nous dit beaucoup des univers apparemment irréconciliables et qui vont pourtant s’associer dans l’histoire du couple. Une chanson d’Aristide Bruant au Lapin Agile succède à un dialogue entre le patron et un client du bistrot de la « Buvette des Amis » à Grenoble. Le monde des marchands d’art parisiens côtoie la chasse aux sorcières montagnardes du Moyen Age. L’auteur, contrairement à ses albums précédents, ouvre de multiples portes mais sans jamais perdre le lecteur. La noirceur côtoie le regret d’un monde perdu mais le peintre ne donne pas de leçon morale. Il donne à voir les espaces infiniment beaux et nous amène à réfléchir à notre rapport à la nature.
Rochette n’est pas du genre à minauder, à faire semblant, aussi le croit-on totalement quand il dit que c’est l’écriture du récit et des dialogues qui le passionnent, que son plaisir principal est là, à cet instant de la création et que le passage au dessin est « besogneux », difficile. Ce paradoxe il le conforte quand il déclare s’adresser à un « lecteur » et non à un « regardant » comme si le fait de faire de beaux dessins comptait peu à côté de la lecture « pure » du « roman » auquel le terme graphique vient s’ajouter un peu par inadvertance. Obligé de le croire certes mais pas obligé de le suivre. Le dessin de Rochette est au diapason de ses récits et comment pourrait on reléguer au second rang ces pages silencieuses, pas indispensables a priori, qui montrent en quatre cases panoramiques le coucher et le lever du soleil sur les cimes? Le silence, l’absence totale de mots et pourtant l’expression par le dessin, la couleur, d’un moment de grâce indicible.
« Fais de moi un nuage », demande Jeanne à Edouard mais aussi à Rochette, le peintre, qui va s’exécuter pour nous dans des pages sublimes.
À travers l’omniprésence imposante de l’Ourse, Rochette nous ramène aux origines, aux grottes rupestres, à l’animisme quand l’esprit des hommes et des animaux se confondait, quand les forêts n’étaient pas plantées pour faire des planches de cercueils. Dans les face à face nombreux et silencieux ce sont les regards des ours, des cerfs, des aigles qui nous percent, nous dévoilent et nous figent.
Le livre terminé, on a lu d’un trait l’histoire, il nous reste aussi en mémoire les images magnifiques d’un couple uni, mélangé, absorbé dans la glaise d’une sculpture. Texte et images, Rochette réussit ici la fusion de deux expressions qu’il maîtrise au plus haut point pour en faire une oeuvre rare.
La dernière reine de Jean-Marc Rochette. Editions Casterman. 240 pages. 30€.
Il existe aussi une version de luxe grand format magnifique qui met en valeur le dessin de Rochette: 49,50€.
Les propos évoqués de Rochette ont été extraits de l’émission Totémic, de Rebecca Manzoni sur France Inter (Jeudi 3 novembre).