La bande dessinée Le Nid : Les fils de la mort de Marco Galli vient de paraître aux éditions Sarbacane en ce mois de mars 2023. Dans un huis clos étouffant, l’auteur use de la couleur pour dire la folie et la fin d’un régime imbécile et meurtrier : le nazisme. Dérangeant.
Ce n’est pas un endroit douillet, ce nid. C’est une résidence dans les Alpes bavaroises. Cela ressemble furieusement à un hôpital psychiatrique tant les occupants semblent avoir perdu pied avec le monde réel. On y rencontre un général prussien qui répond au nom de Von Richter, un docteur Von Morel accompagné d’un approvisionnement de « chair fraîche » venue de Berlin et de précieuses seringues, des filles de joie, des filles sans joie aussi, des militaires, des majordomes, une panoplie humaine qui parle peu, danse beaucoup, fume et boit énormément, et n’oublie pas une petite piqûre de temps en temps, histoire de tenir la nuit. De tenir jusqu’à la fin de la vie.
Très vite, on sait où on est : une silhouette, un chapeau tyrolien, l’esquisse d’une petite moustache noire. Le Nid est celui d’Hitler, la résidence montagneuse du dictateur nazi, près de Berchtesgaden. Autre précision donnée en première page : nous sommes le 3 juin 1944, une journée paisible pour le Führer qui décide de se balader sur les chemins alentours. Il va se trouver face à face avec un cerf. Et rentrer.
Peu de mots pour dire cela mais des dessins muets où le noir des bottes, le noir des ombres, le noir des uniformes envahit les cases, dessine le contour des personnages comme pour les enfermer. Quant au rouge du drapeau nazi, il va se répandre au fil des pages, au fil du sang versé avant d’envahir et de recouvrir la montagne d’en face comme une scène d’apocalypse. Ce sont ensuite les couleurs éclatantes, pétaradantes, sanguinolentes qui vont prendre le relais pour jouer un rôle majeur dans l’histoire de cinq jours de huis clos.
Nous sommes dans une atmosphère de fin de règne et le délire nazi ne peut s’achever que dans la déliquescence et la folie. Le corps malade affaibli du dictateur, soigné par les drogues se conjugue avec ses hallucinations, qui se multiplient. Le dessin de Marco Galli, auteur de BD et peintre italien, est essentiel pour raconter ces moments hors du temps et disent mieux que les mots la folie collective qui devant la défaite proche, se révèle enfin aux yeux des plus lucides.
Atmosphère de fin de règne, déliquescence d’un monde onirique que rendent parfaitement les couleurs brutes et violentes de Galli, c’est une forme de malaise qui envahit le lecteur. La rigueur géométrique de six cases d’un portrait rapproché et halluciné d’un Führer angoissé devant sa glace, dont le visage se décompose pour se rapprocher d’un crâne squelettique, côtoie des dessins colorés en pleine page, surréalistes traduisant la folie. Même l’évocation de Charlot à la petite moustache identique dérange et renvoie à une enfance malmenée.
Hitler est seul face à ses fantasmes. Les autres hésitent à lui dire l’effondrement qui est proche. Éva Braun hésite entre vérité et mensonge et offre son corps, triste et sans désir, comme un remède au désespoir. C’est glauque et pesant.
On pense aux peintures expressionnistes qui déforment la réalité objective pour traduire les sentiments subjectifs. La galerie de portraits cyniques rappellent les toiles de Kirchner, Munch, ou Fritz. Les habitants du Nid vivent dans un monde parallèle et le récit, sans aucune connotation politique, ridiculise à l’extrême le nazisme et ses mythes meurtriers. Toutes et tous sont de tristes bouffons, malades de bêtise et de grossièreté, eux qui se pensaient la race élue ne sont que des aliénés perdus dans le sexe, la drogue, l’alcool.
L’auteur réussit ce tour de force de nous faire côtoyer cette bêtise, quitte à donner parfois la nausée. Les aplats violents de couleurs, les gros plans de bouches carnassières, les cases dessinant les barreaux de prisons intérieures, sont pesants mais traduisent à la perfection la décadence de « hauts dignitaires » qui n’ont de hauteur que le nom.
On ressort de la lecture sonné, un peu désorienté et pressé de reprendre pied dans la réalité. Le burlesque peut être parfois tragique et malsain. Aussi a-t-on envie à notre tour de prendre un chemin escarpé dans la montagne pour respirer un peu d’air pur. Pour le simple bonheur d’apercevoir un cerf. Et rien d’autre.
Le Nid : Les fils de la mort de Marco Galli. Éditions Sarbacane. 2023. 176 pages. 24 €.