Il y a des alliances qui semblent avoir été préparées par les muses elles-mêmes. Celle de Brad Holland et William Shakespeare, scellée à travers l’exposition L’étoffe des rêves, en est une. Présentée à la Galerie Martine Gossieaux à Paris, cette exposition posthume réunit une trentaine de dessins originaux du grand illustrateur américain récemment disparu, inspirés des tragédies majeures du dramaturge élisabéthain. Hamlet, Macbeth, Roméo et Juliette, Othello, Le Roi Lear… tous sont là, transfigurés par le regard d’un artiste qui n’a jamais cherché l’anecdote, mais l’écho mental.
Brad Holland, un maître de la suggestion visuelle
Né en 1943 dans l’Ohio, Brad Holland n’a jamais été un illustrateur conventionnel. Figure majeure du renouveau de l’illustration éditoriale dans les années 1970 et 1980, il a travaillé pour The New York Times, The New Yorker, Time, The Atlantic, redéfinissant l’image de presse comme un espace de pensée. Chez lui, l’image n’accompagne pas le texte, elle le dialogue. Influencé par le symbolisme, l’expressionnisme et la peinture métaphysique (on pense parfois à De Chirico), Holland est ce que l’on pourrait appeler un dessinateur-poète. Chaque trait, chaque ombre, chaque vide est chargé d’un sous-texte émotionnel. Il affirmait que « le rôle d’un illustrateur n’est pas de dire ce que dit le texte, mais de dire ce qu’il ne dit pas ».
Ce refus du littéral irrigue profondément L’étoffe des rêves. Holland ne cherche jamais à représenter la scène shakespearienne : il en capte les harmoniques intérieures. Un crâne peut résumer Hamlet, non dans son geste célèbre mais dans son devenir spectral. Une couronne posée à l’envers, un poignard suspendu dans le vide, suffisent à faire basculer Macbeth dans la folie du pouvoir.
L’esthétique du songe inquiet
L’univers graphique de l’exposition oscille entre clair-obscur et minimalisme symbolique. Le trait est souvent sec, austère, presque gravé. Mais toujours traversé par une tension silencieuse. Chez Holland, les visages sont rarement montrés en pleine lumière : ils se dérobent, se voilent, se fragmentent. Ce qui compte, c’est le non-dit : la rumeur des passions, les interstices de la pensée.
D’où le titre de l’exposition, L’étoffe des rêves, emprunté à une célèbre réplique de La Tempête (« We are such stuff / As dreams are made on »). Car c’est bien une matière onirique que Holland manipule – mais un songe lucide, presque psychanalytique. Il fait remonter des profondeurs du texte les archétypes, les blessures, les vertiges moraux. Ses dessins sont autant de songes éveillés, où Shakespeare dialogue avec Goya, Kafka et Bergman.
Une œuvre terminale, un chant d’adieu
Organisée en collaboration avec la galerie Nuage de Milan, cette exposition prend une résonance particulière : Brad Holland s’est éteint en janvier 2025, à l’âge de 81 ans. L’étoffe des rêves est sa dernière grande série, fruit de plusieurs années de méditation autour des tragédies shakespeariennes. L’exposition s’accompagne d’un élégant ouvrage bilingue, publié à tirage limité, qui prolonge ce dialogue entre texte et image, entre passé et présent.
À l’heure où l’illustration contemporaine est parfois engloutie dans la profusion narrative ou les effets numériques, le travail d’Holland rappelle ce qu’un dessin peut être : une chambre d’écho du texte, une énigme ouverte au regard. Et cette exposition, un tombeau lumineux pour un artiste discret et immense, qui n’a cessé de rêver Shakespeare pour mieux nous réveiller.
À voir :
Brad Holland et Shakespeare, L’étoffe des rêves
Jusqu’au 13 septembre 2025, Galerie Martine Gossieaux, 56 rue de l’Université, Paris 7ᵉ
Entrée libre. Ouvrage disponible sur place.