Les citoyens souverains ou la mort du contrat social

citoyen souverain

Le mouvement des Citoyens Souverains continue lentement mais sûrement sa croissance. Il repose sur une vision radicale de l’individu vis-à-vis de l’État et du contrat social qui les ré-unit. Les Citoyens Souverains s’appuient sur des croyances juridiques alternatives et une méfiance systémique vis-à-vis des institutions. Bien que leur nombre soit difficile à estimer, ils incarnent une des franges les plus radicales de la volonté de destruction des Etats de droit. il est arrivé en France où il progresse également.

« Je n’ai pas contracté et je ne contracte pas »

Voilà ce que des policiers peuvent parfois entendre lors, par exemple, de la verbalisation d’un excès de vitesse d’un conducteur pressé. « Je n’ai pas contracté, je ne contracte pas, je suis un citoyen souverain. »

Avec qui n’a-t-il pas contracté ? Avec l’Etat.

Le mouvement des Citoyens Souverains (sovereign citizens) se construit autour d’un refus fondamental du contrat social tel que défini par Hobbes, Spinoza ou, encore, Rousseau, c’est-à-dire l’accord implicite par lequel les individus délèguent une part de leur souveraineté à un État garant des droits et des devoirs avec lequel ainsi il contracte. Dans cette optique, l’État est perçu comme une entité illégitime qui aurait usurpé son autorité aux citoyens. De même, le droit est interprété de manière alternative qui donne lieu à des lectures hétérodoxes et non conventionnelles des textes législatifs. La démocratie représentative, quant à elle, est rejetée au profit d’une souveraineté individuelle absolue.

Les citoyens souverains estiment que les gouvernements actuels sont illégitimes et fonctionnent ou, même, sont détenus par une deep société privé. Ils croient que les lois ne s’appliquent à eux que s’ils y consentent explicitement. Cette conviction les conduit à refuser diverses obligations légales, notamment le paiement des impôts, l’obtention de permis de conduire ou l’enregistrement de véhicules. Ils adhèrent également à des théories pseudolégales, comme la distinction entre leur personne physique et une entité juridique fictive, le « strawman » (homme de paille), créée par le gouvernement à la naissance pour les contrôler.

Cette posture traduit une crise profonde de la confiance dans les institutions, exacerbée par la complexité bureaucratique du monde moderne qui donne à certains le sentiment d’être réduits à de simples rouages d’une machine impersonnelle, voire kafkaïenne. Elle trouve également un terreau fertile dans les crises économiques et sociales, qui nourrissent une perception d’exploitation et de dépossession, notamment à travers les obligations fiscales. Par ailleurs, l’essor du numérique et des réseaux alternatifs favorise la diffusion d’idées décentralisées qui échappe ainsi aux canaux institutionnels de communication.

Le mouvement des citoyens souverains trouve ses racines aux États-Unis dans les années 1970, émanant de groupes d’extrême droite tels que le Posse Comitatus. Ces groupes rejetaient l’autorité fédérale et promouvaient des théories du complot antisémite. Au fil du temps, le mouvement a évolué pour englober une diversité d’individus partageant une méfiance envers le gouvernement et les institutions officielles.

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Bien que principalement présent aux États-Unis, le mouvement des citoyens souverains a essaimé dans d’autres pays :​

  • Canada : Le mouvement « Freeman on the land » partage des similitudes avec les citoyens souverains, rejetant les lois étatiques auxquelles ils n’ont pas consenti. ​
  • Allemagne : Le « mouvement des citoyens du Reich » regroupe des individus qui ne reconnaissent pas la légitimité de la République fédérale d’Allemagne, se considérant comme citoyens du Reich allemand historique. 
  • France : Des groupes tels que « One Nation » ont émergé, niant la légitimité de l’État français et partageant des croyances proches de celles des citoyens souverains américains. ​

La mouvance des « citoyens souverains » s’est exportée en France jusqu’à conduire début avril 2024 à l’arrestation d’un homme refusant de se soumettre à un contrôle de gendarmerie au motif que les lois françaises ne le concernaient pas. Sur le modèle étasunien, l’Etat français n’existerait pas en tant qu’entité publique mais relèverait d’une entreprise de droit privé créée en 1947. Dans le mesure où le conducteur n’a pas consenti à contracter avec cette société, il estime n’avoir aucune obligation de se soumettre aux lois françaises.

Le mouvement des Citoyens Souverains se caractérise ainsi par un paradoxe frappant : bien qu’il repose sur une exaltation de l’individualisme, il donne naissance à des communautés soudées où les adeptes échangent leurs idées et partagent des stratégies de résistance. Chacun revendique une autonomie totale, refusant les obligations collectives, tout en s’insérant dans des réseaux où les idées circulent et s’enracinent.

Ce phénomène illustre un processus plus large de désinstitutionnalisation des liens sociaux où les appartenances traditionnelles – qu’elles soient familiales, religieuses ou étatiques – laissent place à des affiliations idéologiques choisies en fonction d’affinités personnelles. Ainsi, la cohésion de ces groupes ne repose pas sur une géographie commune, mais sur une vision partagée du monde et du rôle que chacun devrait y tenir. Un lien transnational.

Influence des idéologies objectivistes, libertariennes et survivalistes

Les idées qui sous-tendent le mouvement des Citoyens Souverains s’inscrivent dans une constellation plus vaste, où se rencontrent les principes du libertarianisme radical, la philosophie survivaliste et les théories conspirationnistes. Tandis que certains de ses adeptes prônent un État minimal, voire inexistant, d’autres développent une vision autosuffisante de l’existence, se préparant à un effondrement des structures institutionnelles. Dans le même temps, une frange du mouvement adhère à des récits complotistes, voyant dans l’État une entité secrète œuvrant à leur soumission.

Les individus qui rejoignent ce mouvement manifestent généralement une défiance marquée envers l’autorité, souvent nourrie par des expériences négatives avec les institutions, qu’il s’agisse de la justice, de l’administration fiscale ou des services publics. À cette méfiance s’ajoute un besoin impérieux de contrôle, qui s’exprime par la volonté d’être maître de son propre destin dans un monde perçu comme chaotique. Dans ce contexte, l’idée de souveraineté personnelle absolue apparaît comme un moyen d’échapper aux contraintes imposées par une société oppressante.

Ce type de posture se renforce au sein du groupe dans lequel les membres valident mutuellement leurs croyances et confortent leur sentiment d’exclusion du « système ». L’effet de groupe agit ainsi comme un catalyseur, rendant encore plus difficile la remise en question des principes fondateurs du mouvement.

L’adhésion aux idées des Citoyens Souverains repose sur plusieurs biais cognitifs, à commencer par le biais de confirmation qui pousse les individus à sélectionner les informations venant valider leurs croyances tout en rejetant celles qui les contredisent. À cela s’ajoute un biais d’intentionnalité qui conduit à percevoir un complot derrière chaque décision gouvernementale ainsi qu’un biais d’illusion de compétence qui donne à chacun la conviction de mieux comprendre les rouages du droit et de la politique que les experts institutionnels.

Le concept-clé du mouvement, celui de strawman, illustre bien la manière dont les adeptes conçoivent leur propre identité et traduit le profond malaise face à une identité perçue comme aliénée, et peut être interprétée comme une révolte existentielle contre les contraintes imposées par le monde moderne.

Un imaginaire entre mythes fondateurs et utopie d’une puissance restaurée

L’univers mental des Citoyens Souverains s’articule autour de la figure du citoyen souverain, du « citoyen-roi », seul maître de son destin et affranchi des lois imposées par l’État. Cette vision rappelle les idéaux anarchistes individualistes qui rejettent toute forme de hiérarchie, mais aussi le mythe du self-made man dans l’esprit d’Ayn Rand qui glorifie l’individu autosuffisant qui forge seul son avenir. À travers cette posture, les adeptes du mouvement aspirent à un retour à une pureté originelle souvent associée à une lecture idéalisée de l’histoire.

Dans cet imaginaire, l’État n’est pas seulement perçu comme une institution bureaucratique pesante, mais comme une force obscure et hostile, manipulée par des élites invisibles. Certains voient en lui une corporation privée exploitant les individus à travers le système financier et les banques, tandis que d’autres le considèrent comme une prison dorée dans laquelle les citoyens seraient réduits à l’état de serfs modernes. Cette vision alimente un sentiment de révolte et encourage le rejet des codes traditionnels du droit et de la citoyenneté.

Le projet ultime des Citoyens Souverains repose sur une aspiration à l’autosuffisance et à une vie affranchie des contraintes de la société moderne. Certains rêvent de communautés autonomes décentralisées, échappant à toute ingérence gouvernementale. D’autres imaginent un système économique parallèle fondée sur les crypto-monnaies, le troc et les circuits courts. À travers cette quête, se dessine une volonté de renouer avec un mode de vie perçu comme plus authentique et moins artificiel.

Le mouvement des Citoyens Souverains témoigne d’une profonde crise de confiance envers les institutions et traduit une aspiration à retrouver une forme de maîtrise sur son existence. En ce sens, il est une nouvelle forme de révolte contre le monde moderne. Il s’appuie sur un imaginaire libertaire tendance objectiviste teinté de conspirationnisme où l’individu, libéré de toute contrainte étatique, incarne l’idéal de la souveraineté absolue. Il est intéressant de noter que cette posture qui était une singularité américaine a atteint la vieille Europe. Au delà des contradictions typiques des psychologies conspirationnistes, elle révèle le besoin sous-jacent, mais constamment étouffé en France, de débattre de la légitimité des institutions, de leur perte de légitimité et de leur possible relégitimation.