Cela fait partie du langage urbain que d’appeler les détritus de volume plus important « les monstres ». Quel rapport y a-t-il entre cela et le spectacle de Étienne Saglio ? Simplement que ces objets, destinés à la destruction, connaissent entre ses mains magiques une seconde vie, et cette expression prend tout son sens lorsqu’on les voit réellement s’animer et entamer avec l’artiste un dialogue fascinant et silencieux.
Arrivés très sagement bien avant l’heure de début du spectacle, c’est par un entassement d’objets, digne d’un inventaire à la Prévert que nous sommes accueillis. Deux lampes anciennes diffusent une lumière assez chiche de part et d’autre de la scène, un support contenant trois paniers reçoit un étrange manteau qui traîne presque par terre. Sur les côtés, des caisses de bois, un vieux tourne-disque, deux carcasses d’abat-jour dont l’une semble servir de cage à un morceau de tuyau qui paraît un serpent endormi. Au milieu de la scène, un fauteuil « bridge » défoncé, une lampe d’atelier aux multiples bras articulés, un mannequin de couturière, un tableau blanc, un balai. Comme pour donner une limite à cet étrange amoncellement, une corde borde le plateau et remonte jusqu’à une poulie, laissant pendre du plafond un panier de pêcheur plein de boules de fil de fer.
Après un instant de totale obscurité, Étienne Saglio fait son apparition et dès les premiers moments, sait nous captiver par son souffle haletant qui vient ponctuer le silence. Pendant les cinquante-cinq minutes que dure sa performance, il nous sera impossible de le quitter des yeux. Comme il est déroutant il est hors de question de perdre de vue le moindre de ses gestes. Il semble vouloir nous emmener avec lui, nous adresser un message, aussi toutes ses manipulations, ses jongleries, paraissent avoir un but que seule une attention sans faille nous permettra de découvrir. Habilement composé, son spectacle monte très progressivement en intensité. Lorsque les objets décrits précédemment commencent à vivre une vie propre, animés par un désir de résistance, lorsque Étienne Saglio enfile l’étrange manteau, tout devient lumineux. Il est la vivante silhouette du Petit Prince de Saint-Exupéry, il sait pourquoi les boas peuvent être confondus avec des chapeaux et les moutons dessinés dans des caisses, pourquoi les tuyaux prennent vie et les chiffons de papier se transforment en colombes et prennent leur envol sur scène .
Il y a peu de mots pour décrire la merveilleuse fascination qu’exerce sur le public le travail de Étienne Saglio. C’est néanmoins un travail d’équipe, Raphaël Navarro l’a aidé dans l’écriture, Elsa Revol a conçu des éclairages très réfléchis, tant ils sont essentiels à l’ambiance un peu magique du spectacle. À Rennes, Gabriel et Laurent Beucher à la régie plateau, ont dû se livrer à des prodiges d’ingéniosité pour préserver la nécessaire fluidité de la représentation, mais cette collaboration a été très fructueuse et le résultat est étonnant. La musique joue également un rôle intéressant. La présence du piano comme de sonorités résolument contemporaines, habilement floutées par des grésillements que les amateurs de disques vinyles connaissent bien, confèrent une intemporalité en parfait accord avec l’atmosphère du Soir des monstres.
À l’issue du spectacle, l’auteur est venu saluer le public, et s’adressant à l’assistance, il a souligné avec justesse que, même si ce spectacle tourne depuis sept ans, avec un succès qui ne se dément pas, il a été financé par de l’argent public. Faisant sans aucun doute allusion aux récentes discussions sur le thème du statut des intermittents du spectacle, il a rappelé que la notion de rentabilité, notamment financière, n’était pas la préoccupation immédiate des artistes. Ce qui leur importe le plus, c’est l’indispensable création, aussi nous invitait-il à ne pas laisser les financiers diriger la culture sous peine de la voir disparaître. Eh oui, la culture a un prix et, ne l’oublions pas, la création a une valeur.
C’est donc au Petit Prince que nous laisserons le dernier mot en nous souvenant de sa conversation avec le businessman avide de possession et sa remarque qui tombe comme un couperet…
Je possède trois volcans que je ramone toutes les semaines. Car je ramone aussi celui qui est éteint. On ne sait jamais. C’est utile à mes volcans, c’est utile à ma fleur, que je les possède. Mais tu n’es pas utile aux étoiles.
Le Soir des monstres d’Étienne Saglio jeudi 12, vendredi 13 et samedi 14 mai 2016 à 20 h, au TNB, salle Serreau (durée 1 h 5)
Étienne Saglio jouera son spectacle Les Limbes du 18 au 21 mai 2016 au TNB et toujours le spectacle Fantôme, dans le cadre de Dimanche à Rennes
Étienne Saglio, Le Soir des monstres, TNB, Rennes
Écriture et conception magique Raphaël Navarro
Lumières Elsa Revol
Regard extérieur Albin Warette
Régie plateau Gabriel et Laurent Beucher
Régie lumière Nicolas Joubaud
Musique Swod
Administration, production, diffusion Ay-rOop
Production Monstre(s)
Coproductions (aides et soutiens) Scène Nationale de Petit-Quevilly/Mont-Saint-Aignan ; Carré Magique — Scène conventionnée de Lannion-Trégor ; L’Entre-Sort de Furies/Châlons-en-Champagne ; Culture Commune Scène nationale du Bassin Minier du Pas-de-Calais ; Cirque Théâtre d’Elbeuf ; Association Bourse Beaumarchais – SACD ; DRAC Bretagne
Crédit photo : Johann Fournier, Tea Gabud, Michel Nicolas