États mixtes sur papier, c’est l’histoire de F., jeune femme borderline, qui risque sa vie à chaque minute pour exister. Entre séjours en hôpital psychiatrique et séances de dessin aux Beaux-Arts, elle crée sous haute tension. Avide d’absolu, droguée de peinture, de cinéma et de nicotine, c’est en mêlant croquis et mots-pulsions qu’elle tente de saisir les contours d’un monde trouble. Elle est l’état limite, là où les couleurs se mélangent. Avec ce premier roman, Florie Adda floute la frontière qui sépare la fiction de la réalité pour façonner le récit brut et viscéral d’une jeune femme qui, entre euphorie et désespoir, cherche à tracer sa vie.
Voici un livre aussi beau que dérangeant. Beau tout d’abord par l’aspect. Ce premier livre d’une toute nouvelle maison d’Editions, Bleu Pétrole, est en effet un bel objet, notamment la couleur des pages intérieures, la couverture cartonnée et le format (19×14,5 cm).
Dérangeant par l’histoire. Si personnelle et difficile que le lecteur ne sait trop qu’en penser. F est une jeune femme paumée, étudiante en Arts, qui fait de fréquents séjours en clinique psy. Elle est dingue de cinéma, de peinture, droguée à la clope et l’alcool quand ce n’est pas à d’autres substances. Elle se bat contre les forces contradictoires qui s’agitent en elle. Force de vie qui fait qu’elle dessine et peint, crée sans cesse, et pulsions morbides pendant lesquelles elle se scarifie ou s’autodétruit de multiples façons.
Le texte se lit avec facilité, agréablement, même si on est dans l’intime, pas toujours très beau ni très gai, et si F est souvent cynique et complètement négative. Impossible de savoir si ce récit est une totale fiction ou s’il est un tant soit peu autobiographique. Ce qui peut mettre mal à l’aise. Si c’est un récit, alors félicitations, on y est vraiment, dans la dépression et tous ses mécanismes. Cette lente dégringolade de l’esprit qui fait que l’on va de mal en pis. Cette spirale qui mène à un no man’s land social et affectif. Tout semble très réel, très bien décrit. Si cette histoire est tirée de la vie de l’auteur, on ne peut m’empêcher de voir le nombrilisme de la chose, et le fait d’étaler au grand jour ses propres souffrances peut déranger. Peut-être parce que certains lecteurs comme moi-même avons vu autour de nos des personnes dans un tel état, l’impact sur l’entourage…
Le livre raconte la chute de cette jeune femme et les sursauts de vie qui parfois surviennent quand elle reprend le dessus. On la voit avec sa psy, ses amis, les quelques patients de la clinique avec lesquels elle se lie, et surtout on suit son parcours quotidien et ses humeurs, ses angoisses, ses colères, ses désirs… Etats mixtes sur papier est un livre où l’émotion est omniprésente.
Alix Bayart
Extraits :
« Je fume une cigarette. On vient me chercher.
«C’est pour les tests», je dis.
Je sors d’une hospit. On m’a proposé de passer des tests de mémoire, des tests cognitifs. Je n’ai que très peu de souvenirs de mon hospitalisation. Je crois que je n’ai que des souvenirs agréables. Tout ce qui se situe entre l’arrivée et la sortie est extrêmement flou.
Je me souviens être arrivée aux urgences avec une lettre de mon psychiatre, le docteur D. Puis on m’a aidée à me déshabiller, à enfiler une blouse, on m’a couchée dans un lit. Puis un médecin est venu me parler, c’était une sorte de questionnaire type, «D’où tu viens, qu’est-ce que tu fais, où tu vas ?» Moi, j’étais vaguement paralysée dans mon lit. Puis une infirmière est arrivée, elle m’a tendu un gobelet en plastique, elle était rassurante. Alors j’ai bu, ça avait un sale goût. Puis trou noir. Aucun souvenir. Je crois que j’ai plus ou moins dormi pendant une, deux semaines.
Après, j’avais l’impression de flotter en permanence. J’errais dans les couloirs, j’avais des obsessions, comme me laver ou peindre. Peindre et prendre des douches. Peindre était devenu mon seul et unique but dans la vie. En fait, c’était déjà plus ou moins ma vie, mais à l’hôpital, ça prenait des proportions plutôt excessives. J’accrochais mes réalisations au-dessus de mon lit avec du sparadrap, je foutais de la peinture partout sous le regard bienveillant (je crois) des infirmiers. Finalement, je crois que cette existence me convenait plutôt bien. J’étais droguée, j’étais inspirée, mes parents étaient au Mexique, je passais mes journées à peindre, fumer, et en plus, j’étais ultra-sociable. C. venait me voir en me disant : «S’il te plaît, apprends-moi à dessiner !» Et je lui disais : «Mais je ne sais pas dessiner, je ne peux pas t’apprendre ! Juste, dessine, tu verras bien.» Alors elle disparaissait dans sa chambre puis revenait me voir avec une aquarelle en guettant mon approbation. Je ne savais vraiment pas quoi lui dire.
Le docteur C. et l’interne, le docteur Y, s’inquiétaient de me voir régulièrement peindre ma main en noir. Je leur expliquais que c’était une habitude, une façon de me rappeler l’existence de mon corps, ses limites physiques, ça ne semblait pas les rassurer. Parfois je revenais dans ma chambre passablement bourrée après le passage d’un ou deux amis. Alors ils me disaient que j’étais alcoolique. Alors je leur disais : «Mais non, je vous assure, c’est exceptionnel…» Parfois je me sentais très seule parce qu’il y avait beaucoup trop de monde autour. Rien de pire que la solitude entourée. Je disais à R : «Tu sais, demain il y a A. qui vient me voir, ça fait longtemps que je ne l’ai pas vue…» Et elle me disait : «Mais si, A. tu l’as vue hier !» Et je disais : «Ah bon ?»
Je faisais des choses que j’oubliais, je voyais des gens que j’oubliais avoir vu deux secondes plus tard, j’étais dans l’oubli permanent. Le pied. Bon d’accord. Je sais bien qu’au fond, c’était un peu plus compliqué que ça. C’est vrai. Mais ma mémoire a choisi d’être très sélective, et de ne garder que la légèreté de l’inconscience. »
« Mon niveau est entre, ma conscience est entre, je me situe entre. In between. Entre l’intention et l’inattention, entre la conscience et la perte de connaissance. Le vertige. Précisément, précisément entre l’illusion et l’hallucination. […] Je suis le moment à ça bascule, l’endroit exact où ça se confond. Si le bipolaire passe d’un état à l’autre, comme un migrant perpétuel, toujours en train de déménager à l’autre bout du monde, alors moi je suis la frontière entre les états (« la frontière qui précède immédiatement le domaine pathologique » ?), the border, là où les deux couleurs se mélangent (parce que ça dépasse toujours un peu des deux côtés de la ligne frontière). Je suis l’état mixte, toujours au moins deux et entre deux, dans un état qui n’existe pas, dans un état pas possible. Etat mixte sur papier. »