La Marche brisée #10, Anna-Maria le Bris, Francesco Ditaranto

La Marche brisée est une série work in progress créée à quatre mains par Anna-Maria Le Bris et Francesco Ditaranto. Elle fait partie des deux projets retenus par Unidivers au titre de l’Appel à projets artistiques 2015.

 

la marche brisée#10

Cher Professeur,

Je commence à perdre tout espoir de recevoir une réponse de votre part. Néanmoins, je continuerai à vous écrire. Mon patient Pascal est en train de faire d’énormes progrès. J’ai encore baissé son dosage d’acide valproïque. Maintenant il supporte des quantités risibles, qui n’ont pas de réels effets. Il n’y a eu aucun épisode considérable de fluctuation d’humeur. Et Pascal m’a confié se sentir de moins en moins faible.
Notre dernier rendez-vous a été bien agréable. Il m’a à nouveau amené au bar où il m’avait présenté Cecilia. Cette fois elle n’était pas là ; j’en ai profité pour lui poser quelques questions à son sujet. Il m’a assuré qu’elle n’était pas sa petite amie, même s’il aurait bien voulu.

« Cecilia – a-t-il amorcé – a été la seule personne qui m’a aidé quand tout le monde me cherchait ». Devant mon étonnement, il m’a montré une coupure d’un quotidien local, qui remontait à une quinzaine d’années et que Pascal semblait conserver sur lui depuis. Le titre de l’article indiquait : Un interné prend la fuite de l’asile psychiatrique. Gendarmerie et Police mobilisées pour le saisir.

« C’est moi qui m’étais échappé » a-t-il affirmé en me regardant. Pascal m’a révélé qu’à l’époque il venait de connaitre Cecilia, mais n’avait pas compris que c’était une prostituée (et moi non plus, je dois vous l’avouer). Il en était tombé amoureux et ne supportait pas les blagues des hommes. Un soir le ‘patron’ de Cecilia l’a giflée en public et Pascal a réagi. Il a essayé de le rouer de coups, sans succès. De son côté, l’homme l’a fait cogner dur par ses amis. Il avait aussi appelé la police. Pascal était soûl et sans aucune crédibilité – il était connu comme “le déséquilibré du village“. Le proxénète a porté plainte pour agression et Pascal, fou de rage, a été interné une autre fois.

À son arrivée au Centre, mon patient a subi le traitement habituel : violences et sédatifs. Avec une petite variation. Cette fois-ci, ils lui ont fait essayer la baignoire glacée. Sans raison : c’est une pratique ancienne et inutile. Quelques jours après – il ne savait pas combien exactement – à l’aube, il s’est aperçu que l’effet des médicaments était terminé. D’après lui, une aiguille, qui n’avait pas été bien placée dans son bras, était sortie. Il n’y avait personne dans les couloirs. Pascal en a profité pour s’enfuir, presque nu. Il ne savait pas où se réfugier. Il a alors décidé de rejoindre l’appartement de Cecilia, qui l’a caché pendant plusieurs jours, avant de le convaincre de se rendre au Centre délibérément.

Au cours de son internement, qui a duré un an environ, elle lui a rendu visite chaque semaine.
« Quand il m’est arrivé tout cela, quand j’ai pris la fuite, j’étais comme un animal sauvage. Tout le monde me considérait comme ça. Sauf Cecilia. Sauf elle »  m’a dit Pascal.
Nous sommes partis du bar sans dire un mot ; c’était inutile.

Mes meilleurs sentiments,

Joseph Calvez

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