Paris, je t’aime, paru aux éditions de l’Herne, retranscrit une des grandes histoires d’amour de l’écrivaine Colette, son idylle avec la capitale. Du coin de sa fenêtre de la rue du Beaujolais, elle observe et retranscrit la vie citadine dans le beau Paris du XXe siècle.
Celle que Jean Cocteau appelait « notre grande Colette » est née en 1873 et nous fêtons aujourd’hui le cent-cinquantième anniversaire de sa naissance. Unidivers l’a déjà célébré en publiant l’article de Jacques Brélivet, « Colette, d’une guerre à l’autre » (Unidivers, 3 février 2023), rendant compte de l’ouvrage Colette en guerre, 1939-1945 (Flammarion, 2022). L’actualité, comme il se doit et ici avec une grande légitimité, multiplie les publications autour de cette haute figure de la littérature française du XXe siècle. Les éditions de L’Herne, fortes de l’excellent Cahier Colette (2011, réédité en janvier 2023) dirigé par les deux grands spécialistes que sont Gérard Bonal et Frédéric Maget, et de précieux ouvrages dont les « Lettres à Musidora » (2014) et Une Parisienne dans la Grande Guerre (2014), nous donnent aujourd’hui ce Paris, je t’aime ! qui nous restitue le paysage qui fut, vingt années durant, celui que contempla de sa fenêtre Sidonie-Gabrielle Colette : le Palais-Royal.
Qui ne la voyait à sa fenêtre, au premier étage juste à l’entrée du jardin en quadrilatère ? Jean Giraudoux, promenant son chien, aurait lancé à ce dernier : « Dis bonjour à madame Colette » ; c’est elle-même qui le rapporte. Et quel amoureux de Gigi– Évelyne Kerr, en 1954, au théâtre des Arts en reste l’interprète inoubliable – n’a pas un jour levé les yeux sur l’étroite fenêtre derrière laquelle se tenait la vieille écrivaine ?
Paralysée par l’arthrite, on venait parfois la descendre dans une chaise à porteur au restaurant du Grand Véfour, jouxtant l’entrée de l’immeuble, où officie, depuis 1948 le chef Raymond Oliver, son ami, table gastronomique qui draine le Tout-Paris et dont les plus célèbres habitués sont Colette et Jean Cocteau, voisins du Palais-Royal que l’on voyait souvent se promener en couple dans ce qu’on a appelé « le jardin des belles lettres ». Colette habita sa fenêtre du Palais-Royal à deux reprises, d’abord quatre ans durant, de 1926 à 1930, à l‘entresol, ce qu’elle appelait « le tunnel », pour, après une escapade aux Champs-Élysées, revenir au 9 rue de Beaujolais, et occuper sur cette même façade une fenêtre au premier étage, de 1938 à sa mort en 1954, qu’elle appelait « l’étage ensoleillé ».
J’ai eu, personnellement, la chance de visiter l’appartement de Colette, un soir où sa fille, Colette de Jouvenel, qui fut une grande résistante et une militante féministe, celle que sa maman, l’entendant gazouiller dans son jeune âge, avait surnommée « Bel-Gazou », avait emmené son éditeur Alain Oulman (directeur littéraire des éditions Calmann-Lévy, qui publieront en 2002 la biographie de l’Américaine Judith Thurman, Secrets de la chair – Une vie de Colette) et l’ami de ce dernier (signataire de ces lignes) au Palais-Royal. En ouvrant la porte, sur le grand mur d’entrée, on recevait en plein visage l’immense photo de Colette déguisée en Claudine se balançant sur un hamac ; et de là, à droite, la pièce avec sa haute fenêtre contre laquelle était poussé le bureau, l’écritoire de celle qui se réclamait « citoyenne du Palais-Royal ».
Et là, que voit-elle ? « Un sortilège conserve au Palais-Royal ce qui s’effrite et dure, ce qui vieillit et ne bouge pas… Une vapeur d’un bleu à peine saisissable baigne, dès que naît le jour, le long parterre rectangulaire. La quatrième heure du matin, en été, est par beau temps un moment ambré dans le ciel, vert et bleu sur la terre, et la rose de juin n’a pas encore pris sa véritable couleur diurne, rouge sombre, jaune carné. Honneur aux jardiniers du cœur de Paris ! »
Colette fut la plus coloriste des écrivaines, la plus sensible à la beauté multicolore de la nature. Elle est elle-même jardinière des mots, horticultrice des phrases :
« En juin, au soleil levé, la fraise y croule, la rose déferle, la groseille en grappes porte un défi à l’adonide goutte de sang, le delphinium bleu mire le ciel. La moindre touche bleu, dans la pénombre, est une pervenche céleste. Un corsage vert flambe au contact d’un monceau orange de soucis, le gosier des glaïeuls est de feu. »
Il ne faut pas être grand exégète pour sentir l’immense musicalité de ses phrases, le choc euphonique des mots, les alliages symphoniques des fleurs en harmonie avec le mélange de sa palette. Colette est perpétuellement poète. Poète et paysanne. Elle qui se définissait aussi comme une provinciale garda toujours sa motte de terre bourguignonne à ses semelles. Mais ce livre, qui rassemble divers articles de l’écrivaine, fait aussi la part de l’histoire. Celle qui écrivit tant sur la Grande guerre, sait parler aussi de la 2nde Guerre mondiale et de l’époque de Vichy, soit qu’elle évoque « un homme à qui les lois allemandes retiraient le droit de vivre », soit qu’elle se campe en Résistante :
« Qui n’eut offert sa cave, sa maison, sa couche ? À un israélite qui m’est cher – ses états de service de 14-18 ne le préservèrent pas du camp de Compiègne – ma brodeuse apporta, une fois pour toutes, la clef d’un refuge. »
Colette fut la spectatrice affligée, mortifiée de l’Occupation, et elle se rappelle, dans un article publié en 1945 : « Je ne puis plus guère quitter ce coin de fenêtre, au beau milieu, au très beau milieu de Paris. C’est de là que j’ai vu Paris s’enfoncer dans la douleur, noirci de chagrin et d’humiliation, mais aussi se refuser chaque jour davantage. »
Et elle ajoute, évoquant la Résistance dans son quartier : « La guerre fit, d’une poignée d’habitants, une coalition d’amis ».
Mais ce livre se complète d’un long chapitre intitulé « J’aime être gourmande » où Colette, qui collabora un temps au magazine Marie-Claire, évoque cette passion épicurienne : « Mon estomac, remarquablement conservé, est celui d’une bourgeoise gourmette et gourmande ». On ne saurait mieux dire de la part d’une habituée du Grand Véfour. Mais elle ne manque pas ici de donner la recette du « café au lait de concierge » qu’elle évoque dans les pages de Chéri. Sans omettre de nous conseiller sur son « café peu torréfié, à petits grains couleur de cigare ».
On ne peut conclure ce parcours sans évoquer la Chatte, qu’elle écrit avec une majuscule s’agissant de sa dernière féline, la chatte donc en majesté. Colette nous dit tout de son amour animal : « Cinquante chattes m’ont accompagnée au bout du chemin, sur la longue route de mon existence ». Et elle évoque, avec une rare émotion, le destin de sa petite chartreuse grise :
« Nous avons vieilli, la Chatte et moi – la chatte plus vite que moi – côte à côte. Elle n’est plus aussi bleue. Je ne sais quel beige de mauvais augure s’insinue dans son pelage qui est sous la main… Cette année, elle hiverne longuement, dort un étrange sommeil au fond duquel elle étend, à tâtons, une patte sur ma main, une patte qui relie, à la réalité qu’éclaire ma lampe, le lieu déjà obscur vers lequel glisse la Chatte, et toutes les chattes… et nous-mêmes… »
Ainsi découvrons-nous dans ce beau livre, et dans sa complétude, tous les visages de la Grande Colette. Et forcément, nous qui l’avons tant lue et admirée, nous lui disons : « Colette, je t’aime ! »
Paris je t’aime !, et autres textes, présentés et annotés par Gérard Bonal et Frédéric Maget, préface de Frédéric Maget, éditions de L’Herne, collection Récits, 2023, 158 p, 14 €
On signalera les travaux de Francine Dugast-Portes, professeure émérite à l’université de Haute-Bretagne et présidente de la société des amis de Colette de 1989 à 1996, dont on lira : Colette, les pouvoirs de l’écriture, Rennes, PUR, 1999.
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