Officier radio de Marie Richeux : écrire contre le naufrage de l’oubli

1405
Marie Richeux
Marie Richeux

« Comment ne pas oublier ? » — la phrase revient comme un mantra dans le livre Officier radio de Marie Richeux. Prononcée par son père, répétée à la manière d’une supplique, elle hante chaque page du récit de Marie RicheuxOfficier radio (Sabine Wespieser, 2025) s’ancre dans la disparition de l’oncle Charlot, marin breton, officier radio du cargo Emmanuel Delmas, mort lors de la collision avec le pétrolier Vera Berlingieri en juin 1979. Vingt-sept marins périssent, quatre survivent. Le procès en Italie est vite expédié. Restent les silences, les bribes, les fantômes.

L’autrice s’empare de cette mémoire lacunaire, la travaille comme une matière vive. Marie Richeux enquête dans les archives, recueille les témoignages familiaux, affronte les silences administratifs. Mais elle interroge surtout la force des voix : « Quand j’interroge les différents chemins qui m’ont menée à la radio, celui-ci est le plus intime, le plus radical et le plus fort : l’enregistrement des voix, avant qu’elles ne disparaissent ».

Le roman alterne la précision documentaire et l’introspection. Aux Archives nationales, Marie Richeux découvre les dossiers judiciaires : « Je photographie plusieurs fois ce document. Je m’y prends mal, mes yeux se remplissent de larmes à chaque fois qu’ils passent sur le mot carbonisés ». Cette confrontation au réel brut fissure la mémoire familiale longtemps tenue dans la légende : un marin disparu « au fond de l’eau ».

La mer romantique cède la place au feu, à la cendre.

« Ce courrier date du mois d’octobre 1979, il me donne une nouvelle version de l’histoire, il la précise. Tout ce que je croyais avoir affaire avec de l’eau est soumis à la force des flammes. Je photographie plusieurs fois ce document. Je m’y prends mal, mes yeux se remplissent de larmes à chaque fois qu’ils passent sur le mot carbonisés. Il faut chasser l’image qu’il appelle, mais elle se glisse en moi, elle me frappe et secoue mon corps de sanglots silencieux. Je suis dans la grande salle de lecture des Archives nationales à Pierrefitte-sur-Seine, je guette un nouveau ciel par la baie vitrée, il s’obstine à être blanc, blanc comme neige, blanc comme gelé, blanc comme mort, des hommes et des femmes sont assis devant des cartons qu’ils et elles ouvrent avec délicatesse, et je renifle. Il n’y a plus rien de romantique, la mort ne surgit pas au fond de l’eau. Il n’y a pas de fond de l’eau. Il y a des corps et, d’un seul coup, il y a de la cendre.
Nous y voilà, dis-je à voix basse. Cela devait arriver. Quoi exactement ? Le nom que je porte se conjugue autrement. C’est le sien, c’est le mien, c’est le même, mais je lui trouve une autre texture. Il est écrit partout, dans les télégrammes, sur des documents juridiques, dans d’innombrables articles de presse. On dirait qu’il insiste, Charles Richeux, à Pierrefitte-sur-Seine, pour mourir une fois pour toutes. Les documents juridiques se terminent par cette mention que je photographie mille fois tant elle me paraît vertigineuse, un tel, marin sur le bateau Emmanuel Delmas, présent lors de l’abordage avec le Vera Berlingieri, qui provoqua un incendie effroyable, dont le corps est disparu, carbonisé ou non identifiable, doit être considéré comme mort. »

Certaines scènes du livre valent confession et rituel. Marie Richeux décrit une soirée bretonne, le jeu de palets, la lumière d’août, et l’émotion qui déborde : « Comment ne pas oublier ? répète mon père. Et moi j’entends : Comment faire autrement qu’oublier un peu ? Mais j’entends aussi : Comment faire pour ne pas oublier ? Quoi faire pour ne pas oublier ? Comment. Ne pas. Oublier. ». Dans ce cercle intime — son père, son cousin Loïc, elle-même — se cristallise la double tension du livre : vouloir sauver la mémoire et reconnaître la nécessité de l’oubli.

Marie Marie Richeux ne cache pas sa propre attirance pour la perte : « Longtemps, j’ai dit : Mon oncle était marin et il a disparu en mer quelques années avant ma naissance. Rien n’est beau là-dedans, mais tout est différent des histoires de tout le monde. Un marin. Un naufrage. Un mystère. Une disparition. Il faut croire que j’aimais ça. J’aimais le drame. Je n’avais rien à raconter de plus sur cette histoire et, souvent, je rajoutais la seule chose que mon père avait jamais déclarée à ce propos : On ne saura jamais. » Ce goût du drame, assumé avec lucidité, fonde une esthétique où l’écriture devient à la fois enregistrement et réinvention.

À travers l’oncle disparu, c’est un autoportrait en creux qui s’esquisse : celui d’une femme pour qui la radio, la littérature, la mémoire et la mort se tiennent dans un même faisceau de questions.

Le livre se nourrit d’archives, mais ne prétend pas tout révéler. Marie Richeux cite Italo Calvino : « Le métier d’écrire est le ministère par lequel l’écrivain s’approche des mystères, dissipe ceux qui peuvent l’être, respecte ceux qui doivent le rester ».

Cette ligne de conduite fait de Officier radio de Marie Richeux une œuvre éminemment littéraire : ni récit journalistique, ni simple mémoire familiale, mais une tentative de maintenir vivante l’ambiguïté, d’habiter les zones grises.

Avec Officier radio, Marie Richeux écrit ainsi contre la corrosion du temps. Elle sauve de l’oubli non seulement son oncle Charlot et ses compagnons de mer, mais aussi tout un monde de marins bretons, de veuves silencieuses, de familles meurtries. Elle donne voix à ceux dont les cercueils furent vides et les archives lacunaires. L’Officier radio est ainsi sémaphore.

Officier radio Marie Richeux
  • Titre : Officier radio
  • Autrice : Marie Richeux
  • Éditeur : Sabine Wespieser éditeur
  • Date de parution : 27 août 2025 (sortie nationale en librairie)
  • EAN / ISBN : 978-2-84805-571-8
  • Genre : Roman / Littérature générale
  • Format : Broché
  • Pagination : 272 pages (indiqué par l’éditeur)
  • Prix public : 21,00 €