Après plusieurs semaines de crispations, une entente a été trouvée entre le Moulin Rouge, les ayants droit de Jacques Prévert et de Boris Vian, et l’État. Le cabaret maintient son ambition d’agrandir et de réhabiliter la mythique salle Mistinguett, mais s’engage à intégrer les deux appartements de la Cité Véron au projet sans les dénaturer.
Derrière les ailes rouges et l’imaginaire du French cancan, l’affaire a rappelé une évidence : Paris tient parfois à quelques mètres carrés. En l’occurrence, deux appartements au 6 bis, Cité Véron, une impasse discrète derrière le boulevard de Clichy, où Jacques Prévert vécut de longues années, et où Boris Vian occupa l’appartement voisin. Deux lieux de mémoire demeurés, pour l’essentiel, in situ — avec leurs objets, leurs traces, et une terrasse partagée devenue presque légendaire.

Le point de départ : un non-renouvellement de bail et une échéance au 31 mars 2026
À l’automne 2025, la direction du Moulin Rouge, menée par Jean-Victor Clérico, confirme sa volonté de récupérer les surfaces occupées par les héritiers, par non-renouvellement des baux. Les familles apprennent que les lieux devront être libérés, mobilier compris, au 31 mars 2026, une procédure actée par voie d’huissier. Le cabaret rappelle qu’il est propriétaire de l’ensemble immobilier depuis 2009 et justifie sa décision par un projet d’envergure : réhabiliter et “ressusciter” la salle Mistinguett, espace historique associé à l’âge d’or du music-hall.
Le dossier a immédiatement dépassé la sphère privée. Il touche au patrimoine au sens large : pas seulement une façade, mais des intérieurs, un “génie du lieu”, une mémoire matérielle. Et il met face à face deux logiques qui cohabitent difficilement : l’impératif économique d’un établissement touristique majeur et la protection de lieux littéraires devenus, de fait, un bien commun.



La mobilisation a pris une forme très contemporaine : pétitions en ligne, lettre ouverte signée par des personnalités du monde culturel, relais médiatiques, et prise de position d’élus parisiens. L’argument central était limpide : on ne “déplace” pas un lieu de création comme un décor de théâtre. Reconstituer ailleurs, c’est fabriquer du faux ; conserver sur place, c’est préserver l’authenticité.
Au même moment, le ministère de la Culture indique suivre le dossier et confie à la DRAC Île-de-France l’examen d’une demande de protection au titre des monuments historiques. Cette dimension est décisive : elle introduit une possible protection juridique durable, indépendante des changements d’actionnaires, de stratégie ou de conjoncture touristique.


L’accord du 19 décembre 2025 : préserver, intégrer, co-construire
Le vendredi 19 décembre 2025, une réunion réunit les différentes parties et débouche sur un accord. Le Moulin Rouge annonce qu’il a été décidé de “coconstruire” une solution et de se revoir régulièrement pour définir les modalités d’intégration des héritages de Prévert et de Vian au projet Mistinguett. Autrement dit : le projet d’extension n’est pas abandonné, mais il devra composer avec deux “chambres d’écho” patrimoniales que l’opinion publique refuse de voir effacées.
Il faut lire cette formule avec précision : elle ne garantit pas, à elle seule, le futur statut exact des appartements (accès, calendrier, conditions de visite), mais elle acte un principe essentiel : les lieux ne seront ni dissous, ni réduits à une simple mention commémorative. Ils devront exister dans le projet, pas seulement à côté.
De fait, l’association qui anime la mémoire de Prévert propose déjà des visites sur réservation. L’un des enjeux des mois à venir sera donc d’articuler trois exigences parfois contradictoires : la conservation (au sens muséal), l’accès (au sens public), et l’exploitation (au sens économique et sécuritaire) dans un site soumis à une très forte pression touristique.


Pourquoi le projet “Mistinguett” est stratégique pour le Moulin Rouge
La réhabilitation annoncée est massive : plusieurs dizaines de millions d’euros, un chantier pensé au long cours, avec une échéance évoquée jusqu’en 2030. Au plan artistique, l’ambition est de doter le cabaret d’un outil scénique dernier cri, capable de soutenir les futures revues. Au plan symbolique, il s’agit de réaffirmer que le Moulin Rouge n’est pas un musée figé, mais une machine vivante du spectacle.
La difficulté, dans cette affaire, est que le cabaret se trouve confronté à un autre récit — presque aussi puissant que celui des plumes et des strass : celui de la littérature au quotidien, d’une poésie habitée, d’un Paris d’artisans, d’amitiés, de terrasses et de nuits de travail. Prévert et Vian ne sont pas des “annexes” : ils forment une part de l’ADN du lieu, et, par ricochet, de l’image de Montmartre.
Repères historiques : du cabaret fondateur aux métamorphoses du XXe siècle
Le Moulin Rouge est fondé le 6 octobre 1889 par Joseph Oller et Charles Zidler. Très vite, il devient un emblème du divertissement parisien, à la fois populaire et mondain. Mistinguett, figure majeure du music-hall, s’y produit au début du XXe siècle et contribue à forger l’aura du lieu.
Le site connaît ensuite des transformations : incendies, reconstructions, évolutions des formats, et reprogrammations successives au rythme des époques. C’est précisément ce mouvement — cette capacité à changer sans perdre son nom — que la direction souhaite prolonger avec le projet “Mistinguett”. La question est désormais de savoir comment cette modernisation peut devenir, aussi, une modernisation patrimoniale : non pas effacer les strates, mais les rendre lisibles.


Un géant du spectacle vivant… et une équation sociale
Le Moulin Rouge est un acteur culturel et touristique de premier plan : il accueille, selon ses chiffres institutionnels, environ 600 000 spectateurs par an, pour deux représentations par soir, 365 jours par an, dans une salle d’environ 900 places. Cette puissance explique aussi la prudence des pouvoirs publics : la protection patrimoniale doit s’inventer sans “casser” un écosystème économique, artistique et social.
Reste que l’accord du 19 décembre marque un précédent intéressant : il reconnaît, de fait, qu’un grand établissement privé peut être sommé — par la société civile, par le débat public, par l’État — d’intégrer l’héritage immatériel à son projet de développement. Le cabaret entre dans le futur, oui, mais en emportant avec lui une terrasse, deux portes, et ce que ces pièces contiennent de fragile : l’impression que la culture n’est pas seulement un spectacle, mais une demeure.

Moulin Rouge — 82, boulevard de Clichy — Quartier Pigalle — Paris 18e
