Jusqu’au dimanche 12 avril 2026, le musée Bourdelle (Paris 15e) consacre une exposition d’envergure à Magdalena Abakanowicz (1930-2017) : La Trame de l’existence. Une plongée organique et politique dans l’œuvre d’une sculptrice majeure.
Installé dans l’aile Portzamparc, le parcours déploie l’artiste dans toute son ampleur – du textile à la sculpture – et rappelle à quel point son œuvre, à la fois charnelle et mentale, parle encore à notre époque.
Sur 600 m², cette rétrospective met l’accent sur la production sculpturale d’Abakanowicz, sans pour autant isoler ce qui en constitue la source : le fil, la fibre, le tissage, la matière humble. Le musée assume une ambition claire : replacer Abakanowicz parmi les grands sculpteurs du XXe siècle, au-delà de l’étiquette réductrice d’“art textile”.
Une première grande exposition en France, entre biographie et histoire
Présentée comme la première grande exposition dédiée à l’artiste en France, l’ensemble propose un parcours chrono-thématique articulé autour d’environ 70 ensembles : installations sculptées, œuvres textiles, dessins et photographies. Au fil des salles, deux lignes de force se croisent : l’attention d’Abakanowicz pour le monde organique (peau, membrane, enveloppe, écorce), et sa réflexion sur la condition humaine – individuelle et collective – dans un siècle saturé par les violences de masse, les idéologies et la déshumanisation.

1) Aux origines : le textile comme sculpture
Dans le couloir d’introduction de l’aile Portzamparc, le visiteur prend la mesure de l’ampleur du travail : pièces textiles, petits formats, premiers essais où la main cherche déjà la tridimension. Abakanowicz a pratiqué la peinture avant de s’engager dans la tapisserie, mais très vite elle déplace le textile hors du mur : elle le fait tomber, flotter, s’épaissir, se durcir, se tenir dans l’espace comme un corps autonome. Ce basculement est essentiel : ici, le tissage n’illustre pas, il incarne.
Le regard est alors invité à glisser d’une question formelle à une question existentielle : qu’est-ce qu’un corps, qu’est-ce qu’une enveloppe, qu’est-ce qu’une présence ? Et, en creux, quelle place l’humain occupe-t-il dans ce qu’il appelle “son” environnement – la nature, la matière, le vivant, mais aussi l’histoire ?
2) Les Abakans : monumentalité, vertige, analogies organiques
Le parcours se poursuit avec les œuvres monumentales des années 1960 : les Abakans, ces pièces textiles suspendues, spectaculaires, presque inquiétantes tant elles semblent respirer. Elles flottent, se plissent, s’ouvrent, se referment. Riches de fentes et de replis, elles provoquent une série d’analogies – écorce, chair, fourrure, membrane – et rappellent que l’organique n’est pas seulement une esthétique : c’est une pensée du monde, une manière de regarder le vivant comme une énigme matérielle.


L’artiste tisse ces “objets” en fibres naturelles, à l’aide de cordes et de tissus de récupération, revendiquant une matérialité franche, sans apprêt. Parmi les pièces marquantes, le public peut notamment découvrir un Abakan rouge aux dimensions impressionnantes, dont le volume et la densité obligent à changer d’échelle : on ne regarde plus une œuvre, on se mesure à elle.
3) Coques, peaux, cocons : la présence et la disparition
Une troisième section s’attarde sur des formes de “coques” ou d’enveloppes – sans identité – qui interrogent la présence et la disparition. Puis l’exposition s’ouvre sur l’installation emblématique Embryologie : entre corps, matière organique et roche, des cocons multiplient les points de vue et plongent le regard dans un espace ambigu, hybride, presque rituel. Ici, Abakanowicz travaille la forme comme une métamorphose : ce qui semble inerte conserve la mémoire du vivant.


4) Dessins et foules : l’organisme collectif, l’inquiétude politique
Une autre partie du parcours retrace la pratique graphique de l’artiste. La série au fusain des Mouches transpose dans un format monumental l’observation de mouches mortes : grossies comme sous l’oculaire d’un microscope, elles révèlent structures et articulations, et témoignent d’une curiosité presque viscérale pour la réalité organique.
L’exposition donne aussi à voir l’ensemble des Mutants – figures humaines debout, bras le long du corps – et le peuple anonyme et troublant de La Foule V, qui matérialise la foule agissant comme un organisme sans visage. Pour ces œuvres, Abakanowicz recourt à une technique de compression de toiles de jute imbibées de résine dans des moules, créant des surfaces rugueuses, marquées, comme si la matière avait gardé le souvenir d’une pression, d’un choc, d’une contrainte.
Le geste artistique prend alors une portée politique, sans discours plaqué : il suffit de regarder ces corps sans têtes, ou ces silhouettes en série, pour comprendre que l’artiste pense la masse, la standardisation, la violence historique – et la manière dont le collectif peut effacer l’individu.
5) Jeux de guerre : la matière comme cicatrice
Pour clôturer l’exposition, les visiteurs découvrent le cycle monumental Jeux de guerre, composé d’énormes troncs d’arbres enserrés dans des cerceaux d’acier. L’œuvre fait écho à la puissance destructrice de la guerre, mais aussi à une idée plus sourde : la nature elle-même, contrainte, ligotée, devient une archive des violences humaines.


Repères biographiques : Magdalena Abakanowicz (1930-2017)
Magdalena Abakanowicz naît le 20 juin 1930 à Falenty, près de Varsovie (Pologne), dans une famille d’origines aristocratiques. Elle étudie à l’Académie des Beaux-Arts de Varsovie (1950-1954). Elle se fait connaître au début des années 1960, puis acquiert une reconnaissance internationale avec ses sculptures textiles en trois dimensions, les Abakans, et reçoit notamment une médaille d’or à la Biennale de São Paulo (1967).

À partir des années 1970, elle développe de vastes ensembles sculpturaux, réalise des dessins au fusain et écrit des textes à dimension métaphorique. Son travail explore des matériaux “pauvres” ou primaires (toile de jute, bois, pierre, céramique), et invente des procédés qui ont parfois suscité la controverse : Abakanowicz revendique une sculpture qui ne se réduit pas à un objet, mais devient une expérience et un espace.
Ses œuvres ont été présentées et conservées dans de nombreuses institutions à travers le monde. Elle meurt à Varsovie le 20 avril 2017.

Infos pratiques
Exposition : Magdalena Abakanowicz. La Trame de l’existence (du 20 novembre 2025 au 12 avril 2026)
Lieu : Musée Bourdelle, 18 rue Antoine Bourdelle, 75015 Paris
Horaires : du mardi au dimanche, de 10h à 18h
Tarifs exposition : plein 12 € ; réduit 10 € (collections permanentes : accès gratuit)
Slow visites (adultes) : menées à deux voix par la sophrologue Gaëlle Piton et la médiatrice Amélie Dubois, pour une rencontre sensorielle et méditative avec l’œuvre. Dimanches 14 décembre 2025, 15 février 2026 et 12 avril 2026 de 9h à 10h30. Plein tarif : 7 € ; tarif réduit : 5 € (billet d’exposition à acheter en plus).
Contact : 01 84 82 14 55 – bourdelle.reservations@paris.fr
