Rennes Rencontres d’Histoire. Corps et Alimentation dans l’Antiquité et au Moyen-Âge avec Isabelle Rosé

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Dans le cadre des Rencontres d’histoire, la maîtresse de conférences Isabelle Rosé et le professeur d’histoire romaine Christophe Badel échangeront lors d’une table ronde comparative autour du thème Corps et Alimentation dans l’Antiquité et au Moyen-Âge dans l’auditorium des Champs Libres, ce samedi 25 novembre 2023. Rencontre avec Isabelle Rosé.

Plusieurs siècles nous séparent des époques antiques et médiévales et, à mesure que les sociétés se sont succédées, les régimes alimentaires ont évolué. Car le fait de croire en la vertu d’un régime alimentaire, c’est une histoire qui ne date pas d’hier : les études historiques autour de l’Antiquité et du Moyen-Âge montrent un rapport toujours particulier à la nourriture et qui a façonné les quotidiens de tout un chacun au fil des siècles. Ce samedi 25 novembre 2023, la conférence « Corps et Alimentation dans l’Antiquité et au Moyen-âge » propose un retour aux sources dans l’auditorium des Champs Libres de Rennes, à l’occasion des Rencontres d’Histoire, un événement organisé en partenariat avec l’Université Rennes 2.

Au programme, un état des lieux général de la thématique. Cet état des lieux sera parcouru d’anecdotes diverses sur des personnages, des événements ou des banquets de l’histoire. Les deux chercheurs, Isabelle Rosé, maîtresse de conférences en histoire médiévale, et Christophe Badel, professeur d’histoire antique spécialiste de la période romaine, se rencontreront autour d’une table ronde comparative structurée par Arnaud Wassmer afin de partager leur perspective sur les deux périodes. Ils compareront les comportements face à la nourriture et les incidences sur le corps. La conférence sera structurée autour de huit thèmes : 

  • L’alimentation et la manière de se nourrir comme marqueurs civilisationnels
  • Comment la religion impose des tabous sur la question alimentaire et quelles normes elle peut donner sur ce plan-là, en y mêlant une incidence corporelle
  • L’association entre la nourriture et la santé 
  • La question de l’alcool et du contrôle (ou de la perte de contrôle) 
  • Les valeurs attachées à l’alimentation 
  • Le plaisir du goût et comment il est raconté 
  • La question de la fête 
  • Le manque et ses incidences sur le corps 

Pour cette occasion, Unidivers a rencontré Isabelle Rosé afin de proposer un premier aperçu du sujet.

Isabelle Rosé Université Rennes 2
Isabelle Rosé, maîtresse de conférences d’histoire médiévale à l’Université Rennes 2

Unidivers – De quoi est constituée l’alimentation au Moyen-Âge ? 

Isabelle Rosé – Entre le Ve et le XIIe, l’alimentation est équilibrée – comme la noblesse mange toujours bien, il faut s’intéresser à l’alimentation des paysans pour établir ces constats – le régime alimentaire tourne autour de cinq composantes : céréales, produits issus des animaux (principalement du poisson ou des volailles), légumineuses, légumes et alcool. Il y a une rupture entre les Ve et XIIe siècles, puis entre les XIIe et XVe siècles. À partir du XIIe, l’Occident bascule sur la monoculture céréalière. Une société seigneuriale, qui fonctionne par des ponctions sur les paysans, se met en place. Les seigneurs vivent en prélevant non pas des impôts, mais des parts de céréales et de viandes. L’archéologie montre que les squelettes sont soumis à partir de ce moment à plusieurs problèmes comme les avitaminoses : la santé des paysans décline, car il leur manque des éléments nutritionnels et en particulier des ressources animalières qui sont captées par la noblesse. Autre problème : un champignon, l’ergot du seigle, infecte les céréales et provoque la maladie de l’ergotisme, appelée alors “le mal des ardents” en référence aux membres noirs et nécrosés par la maladie. En cas de mauvaise récolte, les récoltes des paysans seront fragiles et ils ne pourront pas compenser avec des légumineuses comme au Haut Moyen-Âge [du Ve au Xe siècle, ndlR]. Des crises alimentaires marquent la période du XIIIe au XVe, crises accrues par les guerres.

Unidivers – Comment peut-on expliquer l’évolution dans les régimes alimentaires que l’on connaît, entre la période antique et la période médiévale, et tout au long de la période médiévale (Ve – XVe) ? 

Isabelle Rosé – L’impact du christianisme est très important dans la société médiévale. L’idée que l’âme est supérieure au corps se répand et pose un problème : comment arriver à survivre en nourrissant le corps sans pour autant que ça devienne une occasion de commettre un péché de gloutonnerie dans la pensée chrétienne ? Jusqu’au XIIIe siècle, la gloutonnerie est un péché majeur. L’absence de plaisir gustatif est valorisée : l’âme ne doit pas être perturbé par ce qu’on ingère. Le moine cistercien Saint-Bernard, par exemple, aurait été tellement absorbé par sa lecture qu’il ne se rendit pas compte qu’il buvait de l’huile à la place de l’eau. Après le XIIIe siècle, ce péché devient moins grave et, du fait des conséquences sur la santé du corps, un discours médical est intégré. Les sources, qui étaient principalement ecclésiastiques jusqu’à ce moment, laissent place à de nouvelles sources laïques qui développent un discours plus valorisant vis-à-vis du plaisir gustatif.

Rencontres d'histoire Champs Libres musée de Bretagne
Collation © Bibliothèque des Champs Libres – domaine public

U. – Le discours alimentaire et la religion sont donc indissociables, selon le siècle, durant la période médiévale ? 

Isabelle Rosé – Oui, l’alimentation est indissociable de la religion. Le repas a une symbolique très importante dans le christianisme qui montre la manière dont il faut manger. La société médiévale était complètement imprégnée de religion, donc ce rapport nous est étranger, mais tous les référents étaient religieux et plusieurs symboles dans la Bible sont valorisés au titre de modèle. Par exemple, le dernier repas du Christ, la Cène, se transforme en sacrement, le pain et le vin devenant corps et sang. Mais à côté de ça, comme il y a cette hiérarchie âme-corps, il faut que le corps souffre pour que l’âme soit en bonne santé. Pour gagner le paradis, il faut passer par des moments de privation alimentaire, des jeûnes. Certains touchent tout le monde comme le Carême. La plupart des gens jeûnent 150 jours par an. Certains religieux, les moines en particulier, sont dans une perspective plus rigoureuse de mortification du corps, c’est-à-dire une souffrance volontaire qui passe par une alimentation pauvre, telle qu’une interdiction de viande, un seul repas par jour et un jeûne de 200 jours par an. D’ailleurs, il n’y a pas que des privations alimentaires, mais il y en a aussi de sommeil et de sexualité pour se détacher de ce qui détourne de la prière. Celui qui se passe le mieux des pulsions de son corps aurait en fait l’âme la plus pure.

U. – Vous avez évoqué les régimes alimentaires des paysans, des nobles et des religieux. La nourriture est-elle une affaire de classe sociale ? 

Isabelle Rosé – À l’époque médiévale, les aliments sont distingués selon le statut et la manière dont il faut se comporter. Par exemple, les moines n’avaient pas le droit de manger de la viande car celle-ci, et en particulier la viande rouge, échaufferait les sangs alors qu’ils ne doivent pas avoir de vie sexuelle. En revanche, pour la noblesse dont la fonction sociale est d’avoir des enfants, la viande rouge devient leur viande par définition. Il y a beaucoup de débats autour de la nature de ces deux types d’alimentation qui sont réservés à des catégories sociales différentes : à titre d’illustration, aux VIIIe et XIXe siècles, il y a des discussions sur le régime alimentaire des moines qui doivent manger du poisson, mais pas de viande. 

U. – Pourquoi les moines peuvent-ils manger du poisson, mais pas de viande, alors que les deux sont des produits animaux ? 

Isabelle Rosé – Dans les évangiles, il y a des scènes de pêche miraculeuse ou de multiplication des poissons et des pains. Les valorisations chrétiennes font du poisson un animal emblématique de la vie pure. En outre, le poisson est un aliment froid et humide (selon la théorie des humeurs [voir la vidéo ci-dessus pour plus d’explications sur la théorie des humeurs]) considéré comme pauvre, donc il constitue déjà une mortification (Rires). Les règles monastiques préconisent donc de manger du poisson aux moines pour imiter le mieux la vie de Jésus. Parfois, pour contourner les règles, il y a des débats autour des aliments amphibies. Certains théologiens médiévaux estiment par exemple que le castor, qui est consommé à l’époque, ne peut pas être mangé, hormis sa queue comme elle vit dans l’eau. Au XIIe, il y a un tournant plus rigoriste où le poisson à proprement parler est imposé. Certains ermites, qui mènent une vie solitaire, soustraits de la société (aussi appelés les cénobites), s’abstiennent de consommer tout produit animal en référence à la situation d’Adam et Ève dans le jardin d’Eden. Au paradis, ils étaient végétariens donc manger des espèces animales est la conséquence d’un péché. 

U. – Quel angle allez-vous aborder autour de la question de l’alcool ?

Isabelle Rosé : Dans certains milieux comme l’Angleterre des Xe et XIe siècles, il y a une articulation très forte qui est faite entre l’excès d’alcool, le fait de dire n’importe quoi et la sexualité débridée. L’Église essaie alors de contrôler et d’interdire un certain nombre de pratiques liées à l’alcool et en même temps se forme un discours assez négatif sur l’alcool, parce qu’il mène à d’autres péchés. 

Li Livres dou Santé, British library
Li Livres dou Santé, British Library, domaine public

U. – Pourtant, les communautés monastiques pouvaient posséder des vignobles et les moines produisaient et buvaient eux-mêmes du vin ? 

Isabelle Rosé – Oui, tout à fait ! D’un côté, il y a un discours très négatif sur la consommation d’alcool, mais en même temps, il est consommé partout et de manière quotidienne comme le montrent les documents économiques (en particulier des comptes) de l’époque. Mais pour ce qui est du vin, il fait partie de l’alimentation de tout le monde, même des enfants, et il aurait un apport nutritionnel majeur, mais il ne constitue pas un plaisir gustatif. Par exemple, à la table de l’archevêque d’Arles, chacun boit par jour deux litres de vin ! Il faut comprendre aussi que notre verre d’eau dans la journée, le thé, ou le café, ça n’existe pas au Moyen-âge : ce n’étaient pas des ivrognes, le vin faisait juste partie de leur alimentation. Le vin fait aussi bien sûr l’objet de représentations du fait de l’épisode de la Cène, donc il devient  un aliment de prestige qui est valorisé. 

Retrouvez Isabelle Rosé, maîtresse de conférences en histoire médiévale à l’Université de Rennes 2, et Christophe Badel, professeur d’histoire romaine à l’Université Rennes 2 à l’auditorium des Champs Libres, samedi 25 novembre à 14h30. 

Voir le détail sur le site des Champs Libres

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